THEORY
MASTERCLASS

LE JEU D’ACTEUR DANS LE CINÉMA D’ANIMATION

Georges Sifianos

Entre identification et distanciation

A : Le jeu et ses caractéristiques

Le « jeu » d’un comédien, comme celui d’un enfant, est une imitation, autrement dit une mimesis. Il s’agit de « faire pour de faux », faire un pas à côté de la réalité et créer une distance a priori protectrice. Dans le monde animal aussi bien qu’humain, cela sert généralement à l’apprentissage, mais aussi à la détente. En simulant des actions, on les étudie, on les comprend mieux, en se familiarisant on apprivoise aussi la peur. Cela peut aboutir à un soulagement émotionnel, la catharsis de la tragédie. Le jeu du comédien rend le drame de la réalité métaphorique et prolonge le jeu de l’enfance. Étant enfants, nous jouons directement, devenus adultes nous continuons cette activité, mais plutôt par procuration. Dans les deux cas, l’activité mentale n’est pas différente, puisque nous savons aujourd’hui que les mêmes centres du cerveau s’activent quand on fait une action, quand on pense à la faire ou encore quand on regarde un autre en train de la faire [1]. Néanmoins, bien que le principe mimétique soit le même, les processus du jeu dans le théâtre, le cinéma et le cinéma d’animation ne coïncident pas. Tout en provoquant l’empathie, le jeu d’animation développe sa propre gamme de variantes.

Dans le théâtre et le cinéma, le fait qu’un comédien imite est clairement identifiable. Moins évident dans le cinéma d’animation, le « jeu d’acteur » se manifeste à travers deux moyens d’expression distincts, l’image et le mouvement. Pour analyser ce jeu, il est nécessaire d’évaluer leur contribution respective.

[1] C’est la conclusion de la découverte des « neurones miroirs ». Giacomo RIZZOLATTI, Corrado SINIGAGLIA, Les Neurones miroirs, Odile Jacob, 2011.
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L’apport de l’image

En ce qui concerne l’image, nous le savions intuitivement, mais Vittorio Gallese et David Freedberg [2] l’ont également démontré : une image porte en elle les traces de sa création. Face à un dripping de Pollock,

Pollock

ou un tableau lacéré de Fontana,

Fontana

ou face à n’importe quel dessin, nous invoquons mentalement l’action qui a laissé ces traces. De manière générale une image porte un ensemble d’informations à travers la dynamique des formes, couleurs et textures qui la composent et les références qui lui sont associées. Ainsi, elle véhicule une charge émotionnelle et toute empreinte graphique témoigne du processus de sa création.

[2] Vittorio GALLESE et David FREEDBERG, « Motion emotion and empathy in esthetic experience », Trends in Cognitive Sciences, May 2007, vol. XI, n°5, pp.197-203.
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L’apport du mouvement

Concernant le mouvement, nous pouvons nous demander si tout mouvement est lié à un jeu dramatique. Certes, comme c’est le cas des images, tout mouvement porte une expression mais, quand un comédien s’active, il peut produire essentiellement des informations sur son déplacement d’un point A à un B sans implication émotionnelle significative. C’est également le cas pour un dessin ou pour tout objet animé. Un mouvement dans le cinéma d’animation peut encore se contenter d’une expression rythmique et musicale sans intention psychologique. Un exemple caractéristique est celui de Caprice en couleurs de Norman McLaren [3]où des formes colorées, des lignes et des textures vibrent, alternent et se déplacent. Ce type de mouvement provoque en nous des sensations changeantes d’une « musique visuelle ». À l’inverse, un mouvement de formes abstraites peut devenir jeu avec intentions et psychologie. C’est ce que l’on observe dans un autre film de McLaren, Rythmetic [4] :

Ici, des chiffres participant à des calculs arithmétiques se déforment, se déplacent, se regroupent et interagissent. Un chiffre « indiscipliné » et « récalcitrant » sème le désordre, obligeant les autres à le remettre à sa place… Parfois le mouvement de ces actions est si précis que nous ne pouvons pas nous empêcher d’attribuer à ces chiffres en mouvement des caractéristiques psychologiques, une personnalité espiègle par exemple… Leur manière de se mouvoir nous fait croire à des intentions derrière chacun de leurs mouvements.

D’un autre côté, un mouvement dans le cinéma peut témoigner d’une intention du réalisateur plutôt que de son personnage, comme dans certains mouvements de caméra dans l’espace qui précèdent une action guidant l’attention du spectateur…

[3] Caprice en couleurs, film de Norman McLaren et Evelyn Lambart, 7 min, 1949.
[4] Rythmetic, film de Norman McLaren et Evelyn Lambart, 9 min, 1956.
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Du mouvement au jeu

S’il n’y a pas de limites claires comme nous le constatons entre jeu et mouvement, on peut se demander à partir de quel moment un mouvement dans un film d’animation devient jeu d’acteur. D’après Michotte Van Den Berck, quand deux éléments quelquonques, deux cycles par exemple, se déplacent synchronisés dans des trajectoires parallèles, ils donnent l’impression d’un lien interne.

Ce lien disparaît aussitôt qu’ils s’engagent sur des trajectoires indépendantes [5].

Dans d’autres expériences, Michotte a provoqué l’impression du mouvement caractéristique d’une chenille en étirant et déplaçant de simples rectangles [6].

Le mouvement, nous le constatons, est capable de véhiculer plus d’informations que celles qui concernent le simple déplacement d’un élément dans un espace.

Mais la démonstration la plus élaborée est celle de Fritz Heider et Marianne Simmel [7] qui ont créé, en 1944, un court film utilisant un cercle et deux triangles noirs, l’un plus petit que l’autre, et le contour d’un rectangle bien plus grand dont une section pouvait être ouverte et fermée comme une porte. Les trois premières formes se déplaçaient dans différentes directions et à différentes vitesses, se poursuivant et interagissant à l’interieur et autour du rectangle, ouvrant et fermant son entrée.

Des réactions de spectateurs recueillies sur des questionnaires ont qualifié certains mouvements du triangle d’agressifs, querelleurs, malins, évoquant un tempérament irritable, aimant le pouvoir, ou ont qualifié les autres formes de timides, rusées, sournoises, toujours sur la défensive… Ces qualifications ont montré que les spectateurs interprétaient les mouvements des formes géométriques comme des actions d’êtres vivants ou de personnes dans la plupart des cas. Réagissant à la même expérimentation, les spectateurs ont même imaginé des récits dramatiques à partir de ces mouvements, comme la rivalité de deux hommes pour une fille [8]. Ces expérimentations ont démontré que l’on attribue des intentions à de simples formes en mouvement, qui revêtent même des personnalités suivant la nature de leurs actions. Nous aboutissons ainsi à la conclusion que, quand la mobilité laisse supposer une intention, il est possible de parler de jeu et, à défaut, de mouvement.

[5] Albert MICHOTTE VAN DEN BERCK, « La participation émotionnelle du spectateur à l’action représentée à l’écran. Essai d’une théorie », Revue Internationale de filmologie n° 13, 1953.
[6] Rudolf Arnheim décrit cette expérience : Michotte used a horizontal bar of the proportions 2:1, located at the field’s left. The bar starts getting longer at its right end until it has reached about four times its original length. As the right end stops, a contraction begins at the left end and continues until the bar has become as short as it was originally. Now the left end stops, the whole performance starts all over again and is repeated three or four times, which carries the bar to the right side of the field. […] the effect is very strong. The observers exclaim : « It is a caterpillar ! It moves by itself ! »  Rudolf ARNHEIM, Art and visual perception, London, University of California Press, 1974. 50th anniversary printing, 1997, pp. 398-399. Dans ce livre, nous trouvons d’autres exemples.
[7] Fritz HEIDER et Marianne SIMMEL, « An experimental study of Apparent Behavior », American Journal of Psychology, Apr.1944, vol. LVII, n°2, pp.243-259.
[8] A man has planned to meet a girl and the girl comes along with another man. The first man tells the second to go; the second tells the first, and he shakes his head. Then the two men have a fight and the girl starts to go into the room to get out of the way and hesitates and finally goes in. She apparently does not want to be with the first man. The first man follows her into the room after having left the second in a rather weakened condition leaning on the wall outside the room. The girl gets worried and races from one corner to the other in the far part of the room.
HEIDER et SIMMEL, ibid, pp. 246-247.
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Dissociations

Néanmoins, le jeu en animation est caractérisé par un ensemble d’autres différences, car si un comédien en chair et son personnage forment une unité [9], en animation on observe des dissociations sur plusieurs niveaux :

  • entre l’acteur qui joue (animateur) et l’acteur-effigie ;
  • entre l’image et le mouvement de cette effigie ;
  • au niveau des micromouvements de la chair et de la texture ;
  • entre les corps et les décors ;
  • entre le temps du jeu et le temps de sa création ;
  • et aussi la possibilité d’un jeu collaboratif au sein d’un personnage.

Nous allons examiner ces différents cas.

Dissociation entre l’acteur (l’animateur) et son effigie.

Le jeu est une démarche, pas un automatisme. À qui appartient l’intention de cette démarche ? Qui est-ce qui joue ? Ces questions sont importantes car, entre le jeu d’un comédien réel et celui d’un comédien artefactuel, la réponse est différente. Dans le théâtre et le cinéma, une personne réelle s’identifie trait pour trait à la représentation. Derrière le jeu, c’est le comédien à l’évidence. Dans le cinéma d’animation, une large gamme de formes figuratives et abstraites assume cette apparence [10]. Entre la figure et son mouvement, l’unité est acceptée mais pas acquise. Le mouvement en effet n’est pas inhérent à un dessin comme il l’est au vivant. Il s’agit de la différence entre un corps littéral et un corps métaphorique, un corps qui imite directement (celui du comédien, ou danseur…) et un corps qui imite indirectement (celui de l’animateur). En cinéma d’animation, une dissociation fondamentale existe entre la figure qui bouge et la source du mouvement, car de manière générale l’image de l’animateur n’y est pas présente [11], ce qui entraîne une perplexité pour le spectateur qui perçoit le jeu mais pas celui qui joue.

Un enjeu important surgit ici, car le corps d’un comédien, réel, a ses limites. En les approchant, une tension dramatique se manifeste. Le dépassement de soi du comédien est une source d’émotion. Par contre, une figure animée ne subit ni gravité ni fatigue. Elle n’a pas de limites à atteindre et son action n’a rien d’une performance provoquant des émotions par le dépassement. Si le jeu d’acteur s’appuie sur la réalité, le jeu en animation s’appuie directement sur la métaphore. Ainsi, bien que l’on puisse « s’identifier » à une figure animée, son jeu ne déclenche pas la tension dramatique due au jeu d’un comédien défiant ses limites. La nature réelle ou artefactuelle de l‘acteur crée un premier conditionnement émotionnel [12].

[9] Bien entendu, le montage permet d’obtenir des êtres hybrides : un cascadeur remplaçant un comédien pour une scène dangereuse ou les mains agiles d’un dessinateur à la place de celles du comédien qui joue le peintre. Dans tous ces cas le cinéma cherche en général à dissimuler son subterfuge.
[10] Le cinéma d’animation utilise une large gamme de figurations, allant de l’image photo-naturaliste à des représentations minimalistes et abstraites. L’enjeu est différent selon le cas. Néanmoins, ce texte ne pouvant décliner chaque fois toutes les variations possibles, il se contentera d’une énumération non exhaustive.
[11] Il est possible qu’un animateur anime son image ou encore, une fois modélisée son effigie, qu’il l’anime en temps réel ou différé. Mais nous restons sur les cas le plus répandus.
[12] Pour se situer par rapport à la règle du « montage interdit » de Bazin et de l’exemple qu’il utilise, si la condition de la crédibilité d’une scène est la présence de l’enfant et du cheval (ou du crocodile et de sa prochaine victime) au sein du même cadre, en animation cet effet de présence réaliste n’a pas une grande valeur. La matière première du cinéma d’animation n’est pas une « copie de la réalité », mais immédiatement une métaphore. Réf.à André BAZIN, Qu’est-ce que le cinéma ? « Montage interdit », Paris, Éditions du Cerf, 1985, pp.49-61.
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Dissociation entre l’image et le mouvement de l’effigie

Le cinéma enregistre automatiquement images et mouvements, créant une unité simulant le réel. Le cinéma d’animation, par contre, dissocie par défaut images et mouvements et leurs expressions mimétiques. Parfois l’illusion produit une cohérence, parfois le raisonnement impose la séparation. La valeur imitative, évidente pour la photographie, ne l’est plus pour un dessin, surtout s’il est non figuratif.

Dissociation au niveau des micromouvements de la chair et de la texture

La peau vivante bouge suivant les os et les muscles. La surface d’une figure animée ne repose sur aucune structure similaire. La texture peinte est « contenue par » et non « enracinée dans » la figure, gardant autonomie et expression indépendante. Le paradoxe du besoin d’un décalage entre image et son, lors d’un lips-sync, en est le témoignage : quand on parle dans un dessin animé, il a été remarqué qu’un synchronisme parfait du son aux formes de la bouche crée le sentiment paradoxal que l’image est en retard sur le son. Si l’on désynchronise le son en le retardant d’une à trois images, on obtient l’impression d’un synchronisme parfait [13]. Mouvement de figure et mouvement de texture étant indépendants en animation, nous pouvons y appliquer des expressions autonomes, similaires ou en « contrepoint ». Il peut y avoir un mouvement de figure calme et de texture calme, ou un mouvement de figure calme et de texture agitée. Chaque fois la qualité émotionnelle du jeu sera différente.

Les rapports des corps aux décors

Edgar Morin citant Bilinsky note qu’ « à l’écran, plus de nature morte : c’est autant le revolver que la main et la cravate du meurtrier qui commettent le crime [14] ». Si le paysage est un acteur principal du western et si une pluie torrentielle dans un film peut servir de cadre métaphorique aux sentiments d’un personnage [15], le cinéma d’animation est capable d’aller encore plus loin : le décor peut devenir littéralement un comédien, comme dans la scène de la forêt de Blanche-Neige (1937) de Walt Disney où branches et arbres s’anthropomorphisent…

Dans le film Tutu de Pascal Dalet et de moi-même (2000), des bâtiments se penchent pour observer effrayés une scène dans la rue…

Ou encore le décor peut jouer un rôle important de contexte changeant au fur et à mesure, comme dans le film Équilibristes (1986) au graphisme minimaliste de Raimund Krumme, où le rectangle du décor devient trappe, panneau, miroir, etc., suivant son positionnement par rapport aux deux personnages du film. Dans d’autres cas, l’organisation simultanée des formes, textures, et mouvements des personnages, des objets et des décors peut s’assimiler à une orchestration musicale. C’est le cas des films Fugue (1998) de Georges Schwizgebel ou Désert (1981) de José Xavier.

[13] Richard WILLIAMS, Techniques d’animation, Eyrolles, 2003, p.310. Ce phénomène se remarque en dessin animé, mais pas – ou beaucoup moins – dans le cinéma en prises de vues réelles, où image et son n’ont pas besoin d’être décalés pour paraître synchrones. L’explication de ce paradoxe est que dans la prise de vues réelles, on a des informations venant des micromouvements de la peau qui annoncent les mouvements à venir de la bouche. Cela n’existe pas en dessin animé où les informations du mouvement passent par des lignes qui délimitent les formes et dont les couleurs sont souvent en à-plat sans texture. La même procédure pour la synchronisation est valable pour des personnages en pâte à modeler ou en images de synthèse. En effet, bien que potentiellement plus naturalistes, ces techniques n’apportent pas les informations sur la continuité changeante des structures des os et des muscles sous-jacents comme dans la prise de vues réelles.
Voir également Ollie JOHNSTON et Frank THOMAS, The Illusion of life : Disney animation, NY, Abbeville Press, 1981, p.461.Un autre auteur, Shamus Gulhane, constate, en ce qui concerne les actions, la nécessité d’un décalage de deux, quatre et parfois cinq à six images. Shamus GULHANE, Animation: From Script to Screen, London, Columbus Books Limited, 1988, p.210.
[14] Edgar MORIN, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1956, p.79. Boris BILINSKY, « Le Costume », L’Art cinématographique, t. VI.
[15] Bernard-Marie Koltès souligne la finesse de cette interaction dans un court texte intitulé « Un hangar à l’ouest » :
Imaginez qu’un matin, dans ce hangar, vous assistiez à deux événements simultanés ; d’une part, le jour qui se lève, d’une manière si étrange, si antinaturelle, se glissant dans chaque trou de la tôle, laissant des parties dans l’ombre et modifiant cette ombre, bref, comme un rapport amoureux entre la lumière et un objet qui résiste, et vous dites : je veux raconter cela. Et puis, en même temps, vous écoutez le dialogue entre un homme d’âge mûr, inquiet, nerveux, venu là pour chercher de la came ou autre chose, avec un grand type qui s’amuse à le terroriser et qui, peut être, finira par le frapper pour de bon, et vous dites : c’est cette rencontre là que je veux raconter. Et puis, très vite vous comprenez que les deux événements sont indissociables, qu’ils sont un seul événement selon deux points de vue ; alors vient le moment où il faut choisir entre les deux, ou plus exactement : quelle est l’histoire qu’on va mettre sur le devant du plateau et quelle autre deviendra le décor ? Et ce n’est pas obligatoirement l’aube qui deviendra décor.
Bernard-Marie KOLTES, Roberto Zucco, Paris, Les Éditions de Minuit, 2001, p.127, 128.
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Dissociation entre le temps du jeu et le temps de sa création

Le jeu d’un comédien, en chair, a lieu en temps réel dans le théâtre et le cinéma, même si l’on peut y intervenir a posteriori par le montage. Sur un plateau ou sur scène, le jeu coïncide avec sa perception ou ’son enregistrement par une caméra. En animation au contraire, il s’agit en général d’un temps différé, même si des techniques comme la motion capture [16] peuvent produire un jeu en temps réel. L’animateur conçoit d’abord et élabore ensuite son jeu [17]. Entre la conception et la visualisation, il y a un temps long.

[16] C’est une technique qui lie un comédien à une forme numérique par un dispositif de capteurs, permettant la transmission en temps réel des mouvements du comédien à la forme. Ce mouvement peut être également amplifié ou ralenti par des algorithmes.
[17] Seamus Gulhane suggère pour le dessin animé de concevoir et dessiner rapidement le jeu dans sa continuité en rough, en trouvant des gestes, des postures et le tempo et d’y revenir ensuite pour peaufiner… Seamus GULHANE, Animation: From Script to Screen, op. cit.
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La possibilité d’un jeu collaboratif au sein d’un personnage

Dans le cinéma et le théâtre, le jeu d’un personnage est assuré par un seul comédien. En animation cela est possible, mais pas exclusif, plusieurs personnes s’impliquant souvent dans le même jeu : une équipe définit compositions et déplacements, un animateur esquisse actions et postures, des assistants se chargent des actions secondaires (mouvements de vêtements, cheveux, dessins intermédiaires) et d’autres encore peaufinent et mettent au propre les dessins. Bien qu’un responsable dirige le jeu, tout intervenant y laisse sa marque.

Dans les techniques de « motion capture » la répartition peut se faire autrement, un animateur s’occupant du corps, un autre des expressions du visage…

Il y a encore des exemples rares où deux comédiens hybrident le jeu d’un personnage : dans le film Dr Jekyll and Mr Hyde (2001) de Paul Bush, chaque rôle est joué par deux comédiens qui alternent image par image dans des trajectoires identiques en exécutant les mêmes gestes. Le résultat est un comédien hybride, vibrant pour chaque rôle.

Enfin, concernant la voix, l’animateur et l’interprète de la voix d’un personnage ne sont que rarement le même.

Comme nous le constatons dans toutes ces dissociations, le jeu en animation a tendance à prendre plus de distance par rapport à la réalité que celui du cinéma ou du théâtre.

Identification – distanciation. Nous avons vu que le jeu du comédien en chair correspond à une métaphore à travers le littéral (la littéralité du corps dans le théâtre, la littéralité de l’image en mouvement du corps dans le cinéma) là où le jeu en animation traite directement avec la métaphore. Nous avons vu aussi que pour distinguer entre la réalité et le jeu, nous devons comprendre l’intention derrière une action. Ainsi, il est intéressant de constater qu’une partie de la démarche du jeu a besoin de la complicité du spectateur qui projette ses idées et attribue des intentions. Qu’il soit d’un acteur réel ou animé, le jeu implique une proximité entre comédien, personnage et spectateur, un rapport qui n’est pas toujours identique : entre l’identification fusionnelle enseignée par Stanislavski [18] et la prise de distance critique, chère à Berthold Brecht [19], plusieurs degrés de proximité s’établissent. L’approche de Stanislavski flirte avec le littéral en essayant d’identifier comédien, spectateur et personnage. Elle cherche à se détacher de la réalité pour s’incarner dans le personnage. Brecht réclame un effort permanent afin de ne pas s’abandonner à la rêverie. Il ne veut pas s’incarner et « revivre » la passion, il veut l’observer de l’extérieur en préservant son raisonnement. Il ne nie pas la métaphore, le déplacement mimétique dans un monde parallèle, mais il n’a pas confiance dans l’anesthésie théâtrale qui se réveille dans la catharsis. Face à la séduction hypnotique de l’identification, la méthode de la distanciation cherche à maintenir comédien et spectateur éveillés. Bien entendu, l’identification n’est jamais complète et absolue mais, dans tout jeu, il y a un décalage par rapport à la réalité, faute de quoi le jeu disparaîtrait en devenant de la réalité. Même dans le cinéma, on n’est jamais dans l’illusion totale et le simple fait d’être sur une scène de théâtre crée de la distance. De la même manière, les « acteurs » d’animation sont par nature plus distanciés que ceux du cinéma et il est plus facile de s’identifier à un personnage en chair qu’à un dessin. Cependant, on s’identifie davantage par les actions que par les images. Ainsi, comme le remarque McLaren, on peut rendre joyeux ou triste un bonhomme en allumettes, rien que par ses mouvements [20], et effectivement s’identifier à sa joie ou sa tristesse.
[18] Constantin STANISLAVSKI, La Formation de l’acteur, Paris, Payot, 1998.
[19] Bertolt BRECHT, L’Art du comédien : écrits sur le théâtre, L’Arche, 1999.
[20] Norman MCLAREN, lettre à l’auteur, cité dans Georges SIFIANOS, Esthétique du cinéma d’animation, Paris, Le Cerf-Corlet, 2012, p.20.
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Quelques exemples :

Les exemples de distanciation sont nombreux dans les films d’animation, venant aussi bien du contexte que du jeu d’acteur. En voici quelques-uns.

Dans son film Voisins (1952), Norman McLaren crée de la distanciation par un mouvement inhabituel des comédiens réels, filmés image par image, se déplaçant en lévitation pour exprimer leur joie ou en glissant au sol. Il utilise également la diminution de l’échelle des décors qui deviennent des pictogrammes ou des symboles de décors, plutôt que des maisons fonctionnelles. Mais à part l’animation des personnes réelles, les autres techniques d’animation offrent leur lot d’exemples :

dans la fin du dessin animé Popeye the Sailor in Goonland (1938) des frères Fleischer, suite à une bagarre, la pellicule se déchire et les personnages dessinés tombent dans le gouffre provoqué par la déchirure ou essaient de s’accrocher à la pellicule. Comme un Deus ex machina, des mains, en prises de vues réelles, interviennent pour la recoller. En même temps la bande sonore diffuse les sifflements des spectateurs réclamant la suite de la projection. Ici la distanciation vient davantage du contexte, les personnages se contentant de réagir à l’événement externe à leur univers.

Nous pouvons trouver des jeux similaires chez Tex Avery comme dans le film Lucky Ducky (1948) où les personnages arrivent aux « limites du Technicolor ». 

Dans le film Brocken down film (1985), Osamu Tezuka crée plusieurs gags à partir du processus du défilement d’un film dans le projecteur et du décalage du cadre qui arrive parfois quand la pellicule se bloque ou quand des poussières se ramassent devant la fenêtre du projecteur.

Dans ce film, un personnage escalade progressivement les photogrammes dont la ligne de séparation se trouve décalée au milieu du cadre à cause d’un tel « problème mécanique ». Par la suite, comme chacun des deux personnages qui se poursuivent se trouve dans la moitié d’un photogramme différent, ils font comme s’ils ne se voyaient pas, développant un jeu dramatique basé sur cette trouvaille. Ici le dévoilement de la technique de la projection illustre cette distance théorisée par Brecht.  

Enfin, nous obtenons de la distanciation par l’utilisation des jeux graphiques en interaction avec le jeu des personnages, comme dans de nombreux films de Felix the Cat : les formes des dessins changent de signification suivant l’utilisation qui en est faite. Dans le film Roméo et Juliette(1927) d’Otto Messmer et Pat Sullivan par exemple, la fumée du pot d’échappement d’une mobylette devient bouquet de fleurs, les toits coniques de deux tours d’un château deviennent des cornets à glace et les nuages à proximité, la glace pour les cornets. 

La queue de Felix, détachée du corps et accrochée à un cœur dessiné (lequel était apparu pour signifier l’amour de Felix à sa belle) se transforme en une sorte de banjo dont Felix joue en chantant… Ici nous avons un jeu des personnages dessinés interagissant avec des « calembours graphiques ».

Dans la déclinaison de cet état d’esprit particulier du jeu dramatique en animation, nous pouvons noter quelques comportements aussi expressifs que paradoxaux : un gag plusieurs fois utilisé montre un personnage qui continue à marcher dans le vide pour une raison, comme un excès d’élan par exemple, sans tomber. Il ne tombe que quand il prend conscience de sa situation. Dans le film Ready, Set, Zoom ! (1955) de Chuck (Charles) Jones par exemple, le coyote regarde le spectateur en lui faisant au-revoir avec sa main avant de tomber.

De manière similaire, nous trouvons un jeu qui exprime la pensée d’un personnage plutôt qu’il ne montre son action. Dans le film Andrei Svislotsky (1991) d’Igor Kovalyov, c’est le papier qui va à la rencontre de la main qui cherche à le ramasser et non le contraire.

Nous trouvons dans La Rue (1976) de Caroline Leaf un autre exemple qui montre un état d’esprit par un geste impossible à effectuer par un autre médium : la grand-mère mourante cherche à embrasser son petit-fils qui ne veut pas. L’envie de s’échapper du garçon se manifeste par son bras gauche qui glisse et devient bras droit avant de se libérer de la saisie de la grand-mère.

B : À la recherche d’une typologie

Si nous voulons aller plus loin pour esquisser une typologie du jeu d’acteur en animation, nous devons démêler un maillage de combinaisons qui ne cessent de se diversifier.

Le jeu en animation s’appuie sur deux piliers, la forme plastique et le mouvement, ces deux expressions pouvant s’accorder ou se contredire. Sur cette base, nous distinguons deux polarités : un jeu graphique qui implique le mouvement et un jeu psychologique qui implique surtout la manifestation d’une intention. Ainsi, un ensemble de facteurs peuvent conditionner le jeu d’acteur. Nous allons essayer de les repérer.

Jeu – mouvement dicté par la technique.

La technique et les matériaux utilisés peuvent influencer le jeu d’acteur en lui dictant des mouvements et des caractéristiques. Les techniques en animation étant nombreuses et en évolution constante, nous n’allons donner que des exemples indicatifs. L’utilisation de la pâte à modeler induit des transformations qui introduisent le ressenti de la fluidité d’une matière active… comme dans le film de Joan C. Gratz, Mona Lisa descending a staircase (1992), dans lequel des transformations lient les tableaux de Van Gogh, Gauguin, Munch, Matisse, etc. Ici nous avons une évolution graphique plutôt qu’un jeu d’acteur, mais dans des cas comme The Great Cognito (1982) de Will Vinton, les transformations successives font partie du jeu. Ce film met en scène un imitateur et la transformation de la pâte à modeler offre un moyen pertinent pour interpréter visuellement un jeu d’acteur que l’on qualifierait de pantomime littérale, puisque cette pantomime n’imite pas seulement un personnage mais le réalise concrètement.

La technique des papiers découpés impose les deux dimensions, interdisant les actions en profondeur. Le ressenti provoqué ainsi est une privation due à des règles contrariantes, une abstraction qui crée de la distance. La mise en évidence des articulations provoque aussi un sentiment de raideur. Les corps fléchissent mais ne se tordent pas ; une stylisation que nous constatons dans des films comme les Les escargots (1965) de René Laloux ou La Demoiselle et le Violoncelliste (1965) de Jean-François Laguionie.

Dans La faim (1974) de Peter Foldès, l’un des premiers films à utiliser la technologie numérique, les lignes d’une figure se décomposent systématiquement pour composer la figure suivante. C’est ce qui éloigne le jeu des figures de l’anthropomorphisme, les ramenant à des expressions graphiques, créant un jeu distancié.

Une autre forme d’influence de la technique numérique sur le jeu vient des facilités de conception des images de synthèse 3D, qui posent la référence à la gravité au centre d’un volume. Ainsi, les personnages amortissent leur saut ou leur marche au niveau du nombril plutôt qu’au contact au sol. Cette utilisation de la technique provoque un rapport paradoxal à la gravité, un maniérisme de mouvements en apesanteur. Observé par exemple dans certains épisodes de la série Télétubbies (1997)…

D’autres techniques numériques sont caractérisées par des changements abrupts de direction des personnages. Dans les films issus des jeux vidéo, les « Machinima », ces expressions créent un sentiment d’action mécanique, éloignée de la mobilité humaine, comme dans My trip to liberty city (2003) de Jim Munroe. Nous pouvons observer un effet similaire de mécanisation par un freinage systématique sur les images clés dans certains films anciens en techniques numériques, comme Si seulement (1987) de Marc Aubry.

Cette manière de se mouvoir, due à l’imperfection des algorithmes de l’époque, attire l’attention et provoque le ressenti fort d’une règle stylistique imposée créant une distance affective pour le jeu des personnages.

De manière équivalente, nous pouvons parler des conséquences des techniques traditionnelles, comme des films de marionnettes, où la réduction de l’échelle provoque un sentiment de maladresse enfantine dans le jeu des personnages.

Jeu dicté par un style de mouvement.

Au cours de son évolution, le cinéma d’animation a développé différents styles de mouvements conditionnant le jeu de ses personnages. L’industrie notamment a adopté des formes particulières qui se sont imposées durant des longues périodes. Le style du « tuyau d’arrosage » (rubber hose) du cartoon utilisait des formes longilignes noires sans articulations précises, donnant des mouvements ondulants pour les bras et jambes des figures humaines et animales. Ces formes qui s’affranchissaient facilement de la gravité ont marqué les premières décennies du cartoon, créant un jeu de personnages stéréotypés, comme dans Hook and lader hokum (1933) des Studios Van Beuren, utilisant à la fois des comportements liés à une personnalité et des déformations graphiques.

Un autre choix de l’industrie est l’évolution graphique des personnages, lesquels, de filiformes adoptent par la suite la forme de l’œuf, une évolution graphique accompagnée d’une adaptation du mouvement qui devient élastique bondissant. La flexion-déformation des formes en tuyau est remplacée par la compression-étirement des nouvelles formes à l’élasticité d’une balle de caoutchouc. Ce style de mouvement qualifié de style « O » a connu différents degrés de déformation liés à une typologie de jeu qui évolue : des déformations mesurées, dans Le Vilain Petit Canard (1939) de Disney, aux déformations accentuées de la série des Tom et Jerry, comme A Mouse in the house (1947) des Hanna Barbera / MGM et jusqu’aux déformations exagérées, devenues des gags visuels, de Tex Avery dansLe Petit Chaperon rural (1949).

Proche d’un jeu naturaliste à l’emphase théâtrale dans le premier cas, on passe à un jeu mettant l’accent sur l’énergie des personnages dans le deuxième, qui utilise les poursuites comme motif principal des actions. Chez Tex Avery, l’exagération du mouvement atteint un degré exceptionnel en se transformant en un jeu graphique, disloquant momentanément les figures ou dimensionnant exagérément certaines parties du corps à l’exemple des yeux exorbités du loup qui atteignent la taille de son corps… Chez Tex Avery, on a un jeu correspondant parfois à un type de personnalité (le catatonique Droopy, le loup lubrique…) mélangé à un jeu de formes graphiques, développé jadis dans les films de Felix the Cat, mais à leur manière bien caractéristique.

À la suite de ces grandes tendances dans le jeu marquées par les choix industriels ou par l’influence de personnalités comme Tex Avery ou encore par l’avènement de la télévision et le besoin de produire vite et en quantité, ainsi que par les évolutions dans les préférences du public, les formes du jeu évoluent. La parole remplace en bonne partie les actions dans les séries télévisées (appelées ironiquement de la «radio illustrée ») et l’animation se trouve « limitée ». Les mouvements deviennent schématiques et la psychologie du jeu – déjà peu valorisée – cède au bénéfice des récits véhiculés par des personnages-types qui développent inlassablement les mêmes actions comme dans Road Runner, une série de cartoons de Chuck Jones parus en 1949.

Dans une orientation de minimalisme, graphique aussi bien que de mobilité, on peut trouver les personnages-signes, développés notamment par l’école de Zagreb, comme dans L’inspecteur rentre chez lui (1959) de Vatroslav Mimica,

ou Waou-waou (1964) de Boris Kolar.

Après ces périodes marquées par des affirmations stylistiques, les choix récents sont caractérisés par la coexistence des styles allant du naturalisme au minimalisme extrême. Cette évolution est due en bonne partie à l’avènement du numérique qui favorise les hybridations, mais aussi à la prolifération des films d’auteur.

L’anthropomorphisme et le jeu

Prolongeant l’esprit des contes, cette approche a marqué tout un versant du cinéma d’animation. En adéquation avec la capacité « magique » de l’animation de « rendre vivants » les non vivants, l’anthropomorphisme, cette démarche humaine fondamentale, a trouvé terrain fertile. Dans ses expressions, nous pouvons distinguer deux attitudes : l’anthropomorphisme littéral et l’anthropomorphisme d’évocation.

L’anthropomorphisme littéral adopte une approche explicite, illustrative, profitant de ressemblances entre des objets et la figure humaine, comme les phares d’une voiture et les yeux. Néanmoins, ce rapprochement est souvent totalement arbitraire, faisant pousser des prothèses à des formes inappropriées. Les bras des balais transporteurs d’eau dans la séquence de l’apprenti sorcier de la Fantasia (1940) de Disney en sont un exemple typique. On peut en voir un autre exemple dans Little Johnny Jet (1952) de Tex Avery, où des avions se comportent comme des humains même si leur forme ne s’y prête pas. Dans ce film, deux avions à hélice agissent comme un couple avec leur « bebé-jet ». Un jeu anthropomorphique forcé, basculant dans le kitsch.

Dans l’anthropomorphisme d’évocation, les manifestations d’une personnalité passent par le mouvement ou le contexte, indépendamment ou avec peu de modifications de la forme, comme dans Rythmetic de McLaren.

Nous en avons un exemple caractéristique dans le film Il était une chaise (1957) de McLaren (à partir de 7.14’), où la forme reste intacte et où l’on exploite ses positions sous différents angles de vue. Dans cette pantomime, seuls les mouvements et les postures de la chaise évoquent une personnalité et des intentions (admirable, le moment où elle est posée en diagonale, sur les « genoux » et la « tête », les quatre pieds en l’air et où elle soulève discrètement l’un des appuis pour « regarder du coin de l’œil»). La même logique est adoptée par le jeu des deux lampes de bureau du film Luxo Jr (1986) de John Lasseter.

Néanmoins, si dans ce film l’action est autonome et compréhensible, dans celui de McLaren on n’attribue des intentions aux mouvements élémentaires de la chaise que grâce aux réactions du comédien Claude Jutra. Nous observons une implication similaire du contexte dans un autre film de McLaren, Discours de bienvenue (1960), où le microphone réagit aux actions du McLaren comédien.

De la déformation arbitraire de l’anthropomorphisme littéral aux déformations limitées de Rythmetic, de la suffisance de l’interprétation des deux lampes de Luxo Jr à l’interaction indispensable avec un comédien pour donner du sens aux réactions des objets anthropomorphisés, nous constatons l’existence de nuances qui apportent au jeu d’acteur une valeur chaque fois différente et inégale.

Jeu chorégraphié, jeu inventif

Une particularité du cinéma d’animation est qu’il conçoit le mouvement qu’il attribue à ses formes. On aurait pu attendre qu’une approche chorégraphique soit bien plus présente dans les formes proposées. À l’évidence, cela n’est pas le cas, probablement à cause de la tendance spontanée d’imitation de la réalité. Néanmoins, dans les films qui utilisent des mouvements chorographiés, on distingue deux tendances : l’une choisit de montrer des personnages qui dansent, comme dans Le Sens du toucher (2014) de Jean-Charles Mbotti Malolo, l’autre tente d’inventer une mobilité originale, appropriée au sujet et à sa forme plastique. Plusieurs films parmi ceux que nous avons mentionnés (Voisins de McLaren, Flux de Chris Hinton (2002), …) vont dans la deuxième direction. Il nous semble néanmoins que le jeu dramatique appliquant un mouvement approprié à chaque forme est loin d’avoir épuisé son potentiel.

Tout au long de l’histoire du jeu d’acteur en animation et de l’évolution stylistique des formes, nous observons une tendance qui cherche à inventer un mouvement pour caractériser une personnalité [21] et une autre qui utilise un « style » standard de mouvement comme le style « O » ou le « tuyau d’arrosage », déjà évoqués, pour interpréter plusieurs rôles [22]. Comme dans la Comédia del Arte, dans ce cas nous avons des personnages–types plutôt qu’une psychologie individuelle. Cette typologie du jeu n’a pas manqué de développer stéréotypes et maniérismes et certaines des formules utilisées sont devenues canoniques à force d’être répétées. Plusieurs exemples figurent dans des manuels fondamentaux du cartoon, comme celui de Praiston Blair [23] : les « take » d’effroi,

l’attitude « cute »,

ou encore l’anticipation systématique à la moindre action en font partie.

Dans d’autres cas les animateurs se sont montrés plus inventifs (dans un premier temps au moins), comme dans Panique au village (2009) de Stéphane Aubier et Vincent Patar, qui ont développé un jeu inspiré des mouvements des enfants manipulant de petites figurines. Ces auteurs ont fini par créer leur propre stylisation en utilisant systématiquement ce jeu. Nous trouvons également un jeu rappelant la gestuelle des enfants, accompagné de vocalises et de bruitages, dans François le Vaillant (2001) de Carles Porta Garcia.

Mis à part les films Egoli de Karen Kelly (1989)

ou L’inspecteur rentre chez lui déjà mentionné, nous rencontrons un exemple caractéristique de recherche d’une adéquation entre graphisme et mouvement pour exprimer une personnalité dans le film Chick (2008) de Michal Socha.

Ce court-métrage est exemplaire dans ce sens, puisque chaque figure exprime graphiquement une personnalité et qu’un mouvement original et expressif allant dans le même sens lui est associé.

[21] Un type de mouvement (stylisé, exagéré, limité, etc.) sera approprié pour une personnalité particulière. Un personnage peut adopter et s’identifier à un mouvement, comme l’écureuil et sa démarche hystérique dans L’Âge de Glace (2002) de Chris Wedge.
[22] Cette approche n’est pas seulement industrielle. Que ce soit pour un chevalier, une princesse, un couple qui dîne ou un clochard qui récupère une vieille boite de la poubelle, Paul Driessen utilise toujours comme une signature personnelle le même « style » de mouvement fluide et vibrant.
[23] Preston BLAIR, Cartoon animation, California, Walter Foster Publishing, réédition 1994.
Également dans le livre de Richard WILLIAMS, Techniques d’animation, op. cit.
[retour au texte]

Jeu conditionné par la dynamique des actions

À part les techniques et l’évolution historique des formes, si l’on examine la dynamique et les accentuations utilisées pour les actions, nous pouvons regrouper le jeu en animation suivant un petit nombre d’approches.

Jeu par progression régulière : ce jeu est caractérisé par un mouvement qui fait évoluer tous les détails de la forme dans une cadence homogène. Cela peut correspondre à un mouvement naturaliste un peu lent, créant parfois un sentiment de mollesse… La rotoscopie peut provoquer ce type de mouvement, visible déjà dans le film Les Voyages de Gulliver (1939) des frères Fleischer.

On trouve un effet analogue, obtenu par un dessin évoluant avec une dynamique homogène, dans des dessins animés de Bruce Bickfort [24].

La technique du « morphing » peut également provoquer des actions caractérisées par une cadence homogène. À la suite, c’est un rythme rapide ou lent qui ajoutera ou enlèvera de la dynamique à ce type d’expression.

Jeu utilisant l’anticipation : suivant les principes canoniques du cartoon présentés par Preston Blair [25], on valorise la préparation plutôt que l’action, contribuant à un jeu très dynamique. L’époque classique du cartoon nord-américain a perfectionné cette approche. On en trouve cette utilisation par exemple, dans la série des Tom et Jerry des Hanna-Barbera (Tom & Jerry – Kitty Foiled (1948).

Cette approche a évolué, montrant l’anticipation de l’action et « effaçant » ensuite les personnages dans une forme de flou cinétique de la grande vitesse comme dans les films de Road Runner.

[24] Dans le DVD du documentaire Monster Road (2008) de Brett Ingram.
[25] Preston BLAIR, Cartoon animation, op. cit.
[retour au texte]

Jeu utilisant la constatation : l’approche opposée consiste à marquer les positions d’arrivée plutôt que la préparation d’une action. Dans cette approche moins répandue, on arrive au résultat sans s’attarder à la préparation de l’action, ce qui provoque chaque fois une légère surprise. Nous trouvons ce type d’action dans les films de Yuri Norstein, comme Le Héron et la Cigogne (1974) ou encore dans les animations de Lotte Reiniger.

Jeu utilisant des changements imprévisibles

Nous avons déjà évoqué un mouvement qui surprend en utilisant des changements soudains. Ce mouvement maniéré et mécanique est utilisé notamment par le jeu vidéo, dans un jeu graphique plus que psychologique, et désigne plutôt qu’il n’interprète une personnalité qui disparaît au profit de l’action. Ce jeu est typique des « Machinima » mentionnés plus haut, des films qui empruntent leurs matériaux aux jeux vidéo.

Ce mouvement, qui caractérise des personnages tridimensionnels évoluant dans un épace également tridimensionnel, s’inscrit dans la suite des formes d’animation dite « limitée » de l’ère de la télévision ou du minimalisme de l’école de Zagreb.

Utilisation des ellipses, ou l’évocation du mouvement : il s’agit d’une forme particulière de représentation de l’action propre à l’animation. Ce mouvement provoque des « résonances » en s’interrompant et en laissant son achèvement à l’imagination du spectateur. Dans le film Blinkity Blank (1955) de McLaren, nous avons une première démonstration de cette approche qui évoque, déclinée aussi longuement dans le film récent La Jeune Fille sans mains (2017) de Sébastien Laudenbach. Ici on pourrait parler d’une approche impressionniste du mouvement.

D’autres variations d’un jeu elliptique existent : dans le film David (1977) de Paul Driessen, les cris d’un personnage sensé être minuscule invitent le spectateur à voir un mouvement (qui n’existe pas).

Dans le film Banquet (1986) de Garri Bardine, les déplacements des plats sur une table de banquet, accompagnés des voix, évoquent les actions des convives invisibles… Dans le film Entre deux sœurs (1991) de Caroline Leaf, les parties visibles des figures évoquent les parties invisibles. Dans le film Le jour où j’ai cessé de fumer (1982) de Dragic, l’action sert également à dévoiler le décor, qui apparaît en découpe aussitôt qu’une figure passe derrière un objet.

 

Le jeu, qui utilise la pantomime graphique, est une catégorie à part. Nous avons déjà mentionné cette approche dans les films de Felix the Cat, qui utilisent des signes graphiques de ponctuation comme (?), (!), (…) en tant qu’accessoires du jeu d’acteur. Dans ce jeu, un point d’interrogation (?) devient hameçon par la similitude de sa forme, le personnage s’en servant aussitôt pour pêcher. Dans d’autres cas également, c’est toujours l’équivoque du dessin qui crée la pantomime graphique : le contour d’une flaque devient corde de lasso…

Dans une autre forme de pantomime graphique, nous avons la transformation d’un signe en personnage : dans le film Dollar Danse (1943) de McLaren, les signes se transforment en des figures anthropomorphiques par leur mobilité. Ces personnages peuvent danser ou, comme dans Rythmetic, prendre même les traits d’une personnalité développée. Dans cet exemple, nous sommes en mesure de qualifier assez précisément comme espiègles les comportements de certaines figures.

Priit Pärn utilise également les jeux graphiques en jouant avec l’ambiguïté des formes. Dans Time out (1984), l’horizon se transforme en ligne de vagues qui se transforment à leur tour en une horloge et le « V » d’une mouette sert pour ses aiguilles. Faisant évoluer son récit par association d’idées et de formes, le jeu des personnages consiste à interagir avec les nombreuses transformations surréalistes. Comme dans un rêve, la ressemblance des formes nous mène d’un lieu à un autre, faisant traverser aux personnages différentes situations.

Naturellement, toutes ces méthodes peuvent se combiner, la pantomime graphique utilisant l’anticipation, etc.

 

Formes de jeu d’après les grands courants de l’histoire de l’art

Si nous examinons la production des films d’animation et les grands mouvements de l’histoire de l’art, nous constatons l’existence de jeux caractérisés par l’adoption d’approches similaires. Ces approches ne coïncident pas chronologiquement avec les mouvements de l’art, le cinéma d’animation étant un art jeune, mais sont empruntées en tant qu’expressions stylistiques a posteriori. Sans être exhaustifs, nous pouvons mentionner quelques exemples.

 

Jeu naturaliste : résultat souvent d’un «décalque » des images d’un film par un dispositif de « rotoscopie », comme dans Les Voyages de Gulliver déjà mentionné, ou par un dispositif de « motion – capture », un équivalent du moulage pour le mouvement, qui permet de transmettre le mouvement d’un acteur réel à une forme numérique. La qualité de l’interprétation dramatique dans ce cas dépend de l’aspect plastique de la forme en question, propice ou pas à ce type de jeu. Suivant les témoignages de comédiens ayant pratiqué cette méthode, le résultat semble moins dynamique que la réalité et le jeu doit être amplifié, ce que permet la technique.

Des approches traditionnelles du dessin ont également cherché à rester proches de la réalité par un mouvement naturaliste, avec des résultats inégaux. Un des plus anciens films d’animation appartenant à cette catégorie est The Sinking of Lusitania (1918) de McCay, mais on trouve également des films récents comme Le Tombeau des lucioles (1988) de Takahata.

Une autre approche pouvant être qualifiée de naturalisme interprété a été initiée par Ray Fields, un enseignant de Liverpool Polytechnic dans les années 1980, créant une véritable école de pensée. Dans cette approche, le graphisme est libre et le jeu s’appuie sur l’observation de la nature à partir de notes et croquis rapides pris sur le vif. Les postures, situations, contextes et rythmes observés sont intériorisés avant d’être rendus par l’animation, l’urgence de ces croquis pouvait introduire parfois des déformations expressionnistes. Dans le jeu qui résulte de cette pratique, on constate à la fois des détails qui témoignent de l’observation de la nature et la présence d’une subjectivité de l’animateur qui interprète spontanément cette nature. Peu d’exemples de cette école existent : Thin Blue Lines (1982)et Carnival (1985) de Susan Young, Night club (1983) de Jonathan Hodgson et quelques autres.

Dans d’autres cas de jeu naturaliste comme dans L’Homme qui plantait des arbres (1987) de Frédéric Back, une technique basée sur une succession de fondus enchaînés provoque un sentiment de douceur dans les mouvements, conditionnant dans ce sens le jeu d’acteur. Nous avons un mouvement naturaliste appliqué sur un graphisme/ texture impressionniste.

Dans d’autres cas encore, le naturalisme vient uniquement du son comme dans Moonbird (1959) de John and Faith Hubley, basé sur des enregistrements directs d’enfants qui jouent ou encore dans des films comme Creature Conforts (1989) de Nick Park.

Jeu minimaliste : dans cette forme d’interprétation dramatique, le jeu consiste à indiquer, évoquer ou symboliser l’action. Il s’agit souvent d’un pictogramme en mouvement, qui peut être mécanique et limité dans son action ou au contraire très expressif. Parfois l’image est minimaliste comme dans le film Waou-waou de Boris Kolar déjà mentionné, parfois c’est le mouvement, comme dans Scarabus (1971) de Gérald Frydman ou Concert (1962) de Walérian Borowczyk.

Dans la même catégorie de jeu, nous classons aussi plusieurs « gif animés » ou d’autres « boutons » des sites internet, ou encore les schémas animés, flèches, lignes pointillées, clignotements de formes, etc., dotés parfois d’intentions reflétant une personnalité par le biais d’une anthropomorphisation. Ce jeu minimaliste, par l’abstraction et la stylisation qui le caractérise, est propice à l’expression d’idées abstraites.

Jeu expressionniste : le cinéma d’animation, comme le théâtre, mais pour des raisons différentes, utilise souvent des formes d’exagération et, par conséquent, il a des affinités avec l’expressionnisme. Au théâtre, la distance du spectateur à la scène impose une amplification dans le jeu du comédien. Dans le cinéma d’animation, cette exagération est souvent caricaturale dans un but comique et concerne la forme, le mouvement ou les deux. Nous avons vu que l’exagération des formes chez Tex Avery peut devenir gag et qu’elle est liée à un expressionnisme du jeu. Dans d’autres films, la forme plastique reste – relativement – discrète et l’expressionnisme passe principalement par le jeu. C’est le cas de Girls Night Out (1987) de Joanna Queen  ou de Loves me, loves me not (1993) de Jef Newit.

Nous avons noté une version d’expressionnisme différent, utilisant les transformations, dans The Great Cognito de Will Vinton.

Nous pouvons trouver également d’autres usages de déformations comme dans le film A Country Doctor (2007) de Koji Yamamura, où leur usage systématique fait partie d’une signature stylistique.

Jeu cubiste : le principe d’un jeu « cubiste » exploitant un mouvement pris simultanément de différents points-de-vue est effectivement possible en animation, même si cette forme n’est probablement pas très exploitée. (La séquence animée d’après les dessins de Picasso par Wes Herschensohn dans le film The Picasso Summer  (1969) de Robert Sallin, Serge Bourguignon, n’emprunte pas cette voie. Il s’agirait d’un jeu par composition de différents moments et angles de vues sélectionnées et combinées dans un ensemble.

Néanmoins, nous pouvons considérer comme variantes d’un esprit qui se rapprocherait du cubisme des films qui alternent des espaces différents derrière l’action d’un personnage comme dans Trepass (2013) de Paul Wenninger et Nik Hummer. Ou encore des films de Paul Bush comme Furniture Poetry (1999) où plusieurs objets du même genre, un fruit, une table, un pot alternent dans une représentation mouvante des mêmes objets. Ce jeu, principalement graphique, devient significatif dans Dr Jekyll and Mr Hyde de Paul Bush que nous avons évoqué plus haut.

Proches de l’attitude du cubisme qui examinerait un objet simultanément sous différents angles, nous pouvons considérer des films qui explorent l’effet stroboscopique en faisant un montage parallèle de différentes actions à l’image près. Cela pourrait concerner le film Horse (2013) de Shen Jie ou son autre film Stammer (2013), ou encore des films d’Augustin Gimel comme Fig. 4 (2004), où des corps et des mouvements sont recomposés à partir d’images pornographiques prélevées sur Internet. Dans tous ces cas, nous avons un jeu graphique plutôt que psychologique.

Jeu impressionniste : la succession des dessins dans un film crée automatiquement une texture vibrante, ce qui rapprocherait ces films de l’impressionnisme, au moins en ce qui concerne l’effet graphique de la texture en mouvement. Certains films de Frédéric Back comme Crac (1981) ou L’homme qui plantait des arbres (1987) proposent un graphisme qui se rapproche de celui des Impressionnistes. D’autres comme Le Vent (1972) de Ron Tunis mettent en scène cette vibration parfois forte et agressive par l’alternance de couleurs chaudes et froides. C’est également le cas d’Egoli de Karen Kelly, où les vibrations de la texture sont un moyen de provoquer des sensations fortes qui accompagnent un sujet traitant de la violence. Les déformations des figures et l’agitation des mouvements lui donnent un caractère expressionniste mais la nature rough des dessins lui procure également une approche impressionniste. De manière générale on pourrait trouver cette approche impressionniste chaque fois que le croquis rough d’observation est utilisé, comme dans les films de l’école de Liverpool. Néanmoins, dans beaucoup de cas, il est difficile de tracer une ligne de partage entre impressionnisme et expressionnisme. C’est le cas pour Flux de Chris Hinton dont les actions sont animées librement dans l’espace et de manière vibrante, comme des impressions fugitives qui se succèdent, mais que les déformations cartoonesques amènent aussi sur le terrain de l’expressionnisme. D’une certaine manière, nous pouvons qualifier également d’impressionniste, au moins en partie, un film comme Blinkity Blank de McLaren, puisque le mouvement de ses figures est le résultat d’une composition que notre cerveau achève à partir de quelques images proposées.

Jeu surréaliste : on parlera plutôt d’univers ou d’actions surréalistes que de jeu proprement dit. Que ce soit dans des films conçus par des personnalités du surréalisme, comme Destino (2003) de Salvador Dalí, ou dans des films représentatifs d’écoles surréalistes comme Harpya (1979) de Raoul Servais de l’école belge, ou dans de nombreux films de Jan Svankmajer du cycle de surréalistes de Prague, le surréalisme partage ses formes de jeu avec d’autres mouvements du cinéma d’animation. Ce jeu peut être réaliste, utiliser des transformations ou encore être minimaliste et saccadé comme dans Scarabus de Gérald Frydman, voire mélanger des « styles » de mouvements au sein d’un film.  C’est l’univers dramatique et la nature paradoxale des actions qui attribue la qualification de surréalisme plutôt qu’un jeu spécifique. En effet, le cinéma d’animation s’éloigne du photoréalisme cinématographique soit par l’image, soit par le mouvement, et son positionnement au-delà du réalisme par sa définition même ne laisse pas de place exclusive au sur-réalisme. À défaut, on devrait placer l’ensemble du cinéma d’animation dans ce domaine.

Nous constatons que cette tentative de répertorier différentes sortes de jeu dramatique en animation ne peut qu’être non exhaustive. Le nombre de combinaisons possibles, appuyées sur de nombreuses techniques, ne peut être limité que par l’imagination des créateurs. Comme chaque langue utilisée par la littérature, l’animation a des limites, mais le potentiel expressif est fort heureusement loin d’être épuisable, dans les deux cas.

Georges Sifianos