THEORY
MASTERCLASS

LA DÉFINITION DE L’ANIMATION, UNE LETTRE DE NORMAN MCLAREN

Georges Sifianos

En 1986, alors que j’écrivais ma thèse de doctorat sur le thème « Langage et esthétique du cinéma d’animation », je passais beaucoup de temps à essayer de comprendre en profondeur le sens du terme « animation ». Des définitions existaient, mais elles n’étaient pas toujours satisfaisantes. Dans la plupart des cas, le problème principal était que l’on essayait de définir ce cinéma en fonction de ses techniques, alors que des résultats identiques peuvent être obtenus en utilisant une variété de techniques. Il n’y avait pas de limites claires. Si l’on prend par exemple la définition classique du cinéma d’animation, «le cinéma image par image», elle s’avère très vite limitée comme on peut le constater si on filme un élément immobile, un mur par exemple, avec différentes cadences : à 300 images par seconde, à 24 images par seconde ou image par image : le résultat reste identique.

Pour moi, la propriété d’animation n’était pas inhérente à un objet, mais lui était attribuée. Cette qualité dépendait ainsi davantage de l’époque, de la culture et de la période historique, que de la technique.

Le mouvement image par image de Norman McLaren & Grant Munro (1976)

L’une des définitions les plus connues de l’animation était celle de Norman McLaren, qui a fait les trois affirmations suivantes [1]:

  • « L’animation n’est pas l’art des DESSINS qui bougent mais l’art de MOUVEMENTS dessinés.
  • Ce qui se passe entre chaque photogramme est beaucoup plus important que ce qu’il y a sur chaque photogramme.
  • L’animation est par conséquent l’art de manipuler les interstices invisibles qui sont entre les photogrammes.» [2]

J’avais remarqué à maintes reprises, combien la volonté de revaloriser un cinéma injustement considéré comme un « cinéma pour enfants », conduisait à l’adoption d’idées impressionnantes mais discutables. Je me demandais si la définition énigmatique de Norman McLaren ne créait pas également une mythologie pour le cinéma d’animation (l’expression «l’art de manipuler les interstices invisibles», suggérait l’idée d’un pouvoir magique…). Différentes traductions de la définition de McLaren ont développé davantage la dimension métaphysique, ce qui attisait ma curiosité sur ce qu’il voulait dire exactement. [3]

Le mouvement image par image de Norman McLaren & Grant Munro (1976)

À la question de savoir comment « dessiner » un mouvement, diverses réponses ont déjà été données : par exemple, Géricault, dans son tableau « Le Derby d’Epsom », combine deux moments différents du galop d’un cheval pour créer une sensation de mouvement. La solution des futuristes était de multiplier le nombre de pattes d’un animal, par exemple, dans un tableau donné. Mais quel était le point de vue de McLaren ? Qu’entendait-il par « mouvements dessinés » ? Son expression était-elle littérale ou figurative ? Littéralement, un mouvement ne peut pas être dessiné. Métaphoriquement, le sens n’était pas non plus clair. D’un autre côté, je me demandais pourquoi « ce qui se passe entre les images » était si important. Si cela avait une valeur pour un scientifique, en quoi cela serait valable pour un artiste dont le travail figure sur chaque photogramme ? Pourquoi les images sur les photogrammes sont-elles moins importantes ?

Bien sûr, j’ai compris que McLaren, en tant qu’animateur, préférait le mouvement aux images statiques. Cependant, j’avais des questions sur sa définition de l’animation, alors je lui ai écrit pour lui demander des éclaircissements. Ci-dessous, on peut trouver la lettre que j’ai reçue en réponse à mes questions, dans laquelle McLaren modifie sa définition initiale. [4]

[1] Norman McLaren, dans : Les cinéastes d’animation face au mouvement d’André Martin (Poitiers : Imprimerie Daynac, s. d.). On trouve cette définition dans des éditions comme Cartoons de Giannalberto Bendazzi (London: John Libbey, 1994), Les ateliers de cinéma d’ animation: film et vidéo de Robi Engler (Lausanne: PM Favre, 1982) ou Cinéma 57 14 (1957).

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[2] «Animation is not the art of DRAWINGS-that-move but the art of  MOVEMENTS-that-are-drawn. What happens between each frame is much more important than what exists on each frame. Animation is therefore the art of manipulating the invisible interstices that lie between frames».

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[3] André Martin, par exemple, traduit « ce qui se passe » entre chaque photogramme, par « ce qu’il y a », ce qui est loin de la pensée de McLaren. Une traduction similaire existe dans Cinéma 57 14 (1957.

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[4] Des extraits de cette lettre ont été publié pour la première fois en anglais dans la revue « Animation journal, Spring 1995 » et à plusieurs occasions ensuite. La lettre dans son intégralité est également publié, dans mon livre Esthétique du cinéma d’animation, Paris, Cerf-Corlet, 2012.

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Le mouvement image par image de Norman McLaren & Grant Munro (1976)

LA LETTRE DE NORMAN MCLAREN

1

Box 730
Hudson, Que.
Canada, JOP-1H0

4 AOÛT 86

Cher Monsieur Sifianos,

Je n’ai reçu qu’hier votre lettre du 16 mars. Je tiens à vous présenter mes plus sincères excuses pour ce grand retard dans ma réponse.

Depuis que j’ai pris ma retraite de l’ONF il y a 2 ½ ans, plusieurs personnes ont été chargées de transmettre mon courrier à Hudson, mais c’est surtout mon ex-assistant, qui utilise mon ancien bureau à l’ONF, qui s’en est chargé. Il est depuis plusieurs mois en Angleterre. Hier, j’ai visité mon bureau pour prendre un dossier qui s’y trouvait. Sous d’autres papiers, j’ai trouvé votre lettre, qu’il avait manifestement été trop occupé ou qu’il avait oublié de me faire parvenir. J’ai été choqué et embarrassé lorsque j’ai remarqué que votre lettre portait la date du 16 mars.

Ma réponse est, j’en suis sûr, trop tardive pour être utile à votre thèse. Est-ce le cas ? Si ce n’est pas le cas, je vous répondrai de la manière la plus complète possible et dès que je le pourrai, si vous me le demandez dans une nouvelle lettre.

Le mouvement image par image de Norman McLaren & Grant Munro (1976)

Si oui, je dirai brièvement que ma première observation était métaphorique ou rhétorique, et non pas littérale. La décision critique que l’animateur doit prendre doit être prise entre le premier dessin et le deuxième dessin – exactement quelle étendue de mouvement il doit faire (soit dit en passant, j’ai dit « DESSIN » pour un effet simple et rhétorique). Les objets statiques, les marionnettes et les êtres humains peuvent tous être animés sans dessin, mais j’ai omis de les inclure.

Le mouvement image par image de Norman McLaren & Grant Munro (1976)

Mais pour l’animateur, qu’il déplace une forme géométrique découpée, un objet tridimensionnel ordinaire, une marionnette ou une figure humaine (comme un bonhomme bâton ou un personnage entièrement vêtu et détaillé en termes d’ombre et de lumière, ou encore une figure vivante), l’aspect le plus important réside dans l’ampleur de mouvement qu’il donnera à cette figure entre chaque image photographiée, et il doit en outre y penser à l’avance comme à une série continue de mouvements.

Il n’y a que 5 catégories de base, comme l’explique mon film LE MOUVEMENT IMAGE PAR IMAGE :

1 – mouvement nul – stationnaire

2 – mouvement constant – (avec une variété complète de tempos) 

de très lent à très rapide

3 – mouvement accéléré – par paliers progressifs

4 – mouvement de décélération

5 – mouvement erratique (rarement utilisé)

Le mouvement image par image de Norman McLaren & Grant Munro (1976)

Quelle que soit l’expressivité (des émotions) de la figure dessinée de départ, si la gestion de la séquence de mouvements ne transmet pas le mouvement (ou l’émotion) voulu, l’animation sera médiocre ou peu satisfaisante.

Par exemple, un homme qui martèle un clou ne peut pas être animé de manière appropriée si tous les mouvements sont constants, il a besoin d’accélération.

Un taureau qui gambade ne peut pas être utilisé avec des mouvements constants.

CONSTANT      DÉCÉLÉRATION      ACCÉLÉRATION

Le mouvement image par image de Norman McLaren & Grant Munro (1976)

Ces exemples vous paraîtront très évidents. Vous avez parfaitement et rigoureusement raison de dire : « Ce qui est donc important, … c’est le degré de la différenciation de la deuxième image par rapport à la première ».

Le bon animateur connaît le degré correct de différenciation par instinct, par observation, par expérience. Il le sent, s’il anime du papier découpé ou un objet, ou en dessinant.

Le mouvement image par image de Norman McLaren & Grant Munro (1976)

De même que l’artiste de la Renaissance et tous les peintres de la tradition réaliste étudiaient l’anatomie des personnes, des visages, des formes et des choses qui les entouraient, de même le bon animateur étudie lanatomie des mouvements qu’il voit autour de lui (professionnellement, nous les appelons « intervalles »).

S’il voit un homme en colère debout devant une table et frappant la table de son poing, il voit l’accélération du bras et du poing lorsqu’ils descendent sur la table, et il verra que, plus l’homme est en colère, plus l’accélération est forte (et rapide).

TABLE >          colère         plus en colère         encore plus en colère

Le mouvement image par image de Norman McLaren & Grant Munro (1976)

Il semble que je me sois éloigné de la réponse à vos questions, je suis désolé. /// Ce que je veux dire, c’est que l’animateur doit faire preuve de réflexion ou de sensibilité entre un mouvement et le mouvement suivant, ce qui signifie généralement entre un dessin et le suivant, ou s’il filme des papier découpé et des objets, il doit prendre la décision cruciale de savoir dans quelle mesure il doit bouger, entre la prise de vue d’une image et la suivante. Et cette décision est au cœur de l’animation. Dans un film terminé, aucune accumulation de décors et de personnages spectaculaires ou magnifiques, etc. ne remplacera une bonne animation. Dans mes trois observations, je minimise et semble ignorer l’importance de la dimension graphique.

Ces observations ont été faites il y a longtemps, lorsque l’UPA et d’autres animateurs commençaient à utiliser des animations « simplifiées », comme la double prise de vue de toutes les actions et l’introduction de nombreuses positions, ce que je considérais comme détestable pour l’art de l’animation.

United Productions of America (UPA)

4

Bien sûr, le graphisme de ce qui est animé joue ou peut jouer un rôle très important. Avec un bonhomme bâton ? On peut le rendre heureux ou triste UNIQUEMENT par sa trajectoire de mouvement et ses intervalles. Avec un homme au visage dessiné de façon beaucoup plus détaillée, nous ferions normalement en sorte que l’homme souriant et heureux se déplace avec vivacité et de façon joyeuse, et que l’homme au visage triste se déplace de façon lente et triste, avec les épaules tombantes.

Avec un graphisme aussi élaboré, nous avons deux possibilités de mouvement : l’homme au visage heureux se comporte de la même manière que notre premier homme triste (en suivant la même trajectoire et avec les mêmes caractéristiques que l’homme triste) et, inversement, l’homme au visage triste peut se déplacer avec joie.

Le graphisme et l’animation sont faits pour se contredire ! – plutôt que de se renforcer mutuellement.

6 AOÛT

Désolé, mais les explications ci-dessus sont plutôt confuses, désordonnées et peut-être évidentes. Si je devais réécrire les 3 observations aujourd’hui, j’éliminerais la première et la deuxième et je dirais quelque chose comme ceci

POUR L’ANIMATEUR, LA DIFFÉRENCE ENTRE CHAQUE IMAGE SUCCESSIVE EST PLUS IMPORTANTE QUE L’IMAGE ELLE-MÊME. C’EST LE CŒUR ET L’ÂME DE L’ANIMATION. LE GRAPHISME, BIEN QUE TRÈS IMPORTANT AUSSI, EST D’UNE IMPORTANCE SECONDAIRE. L’ANIMATION EST DONC L’ART DE MANIPULER LES DIFFÉRENCES ENTRE LES IMAGES SUCCESSIVES, OU ENTRE LES PRISES* : (et ne doit pas être confondue avec l’excellence du graphisme lui-même).

Salutations distinguées

Norman McLaren


* une décision prise par l’animateur mentalement et arbitrairement, c’est ce que j’ai voulu dire de façon un peu obtuse par « les interstices invisibles qui se trouvent entre chaque image ».

Norman McLaren est décédé le 26 janvier 1987.

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