THEORY
MASTERCLASS

ÉCRIRE L’ANIMATION : REGINA GUIMARÃES

Regina Guimarães, née à Porto, est une artiste aux multiples facettes, poète et professeur d’université. Outre l’enseignement de la langue française et l’enseignement de la dramaturgie, son travail se développe simultanément ou alternativement dans plusieurs domaines artistiques qui, il n’est pas rare, dialoguent entre eux. Elle est traductrice, auteure de textes dramatiques, réalisatrice vidéo, scénariste de scénarios pour le cinéma, parolière, auteure de pièces de théâtre et de chansons pour enfants, etc. [Source : Wikipédia] 

 Zepe : Tu as travaillé déjà avec pas mal de cinéastes pour des courts métrages, des longs métrages, une revue de cinéma, des textes critiques, etc. Et tu as travaillé dernièrement avec des réalisateurs d’animation. Ce serait intéressant de savoir comment tu construis tes scénarios même si tu ne te considères pas comme une scénariste professionnelle.  Tu t’éloignes des façons standard de travailler, alors je te demande si un texte, même bien ficelé, est un bon départ pour le démarrage d’une œuvre en animation. 

Regina Guimarães : C’est un apport nécessaire tant que les réalisateurs estiment que ça l’est. Pendant très longtemps, lorsque je faisais des petits carnets vidéo, j’avais peur de prendre une caméra et de filmer. Puis un jour est venu, je me suis dit “je ne suis pas plus idiote qu’une autre”, et j’ai pris ma caméra et j’ai filmé moi-même, mais pas forcément moins bien que d’autres. Et, je pense même, un peu mieux parce qu’il ne m’est pas toujours très facile d’expliquer ce que je veux. Donc en faisant ça moi-même, je le fais à coup sûr mieux au sens où, personnellement, je trouve que ce que je filme et la façon dont je filme est la plus adaptée à ce que je recherche. Donc pour répondre à la question, écrire pour l’animation n’est nécessaire que dans la mesure où le réalisateur, l’artiste qui fait de l’animation, ne prend pas la route de l’écriture, tant qu’il ne se dit pas “je suis allé à l’école, j’ai appris à lire à écrire, moi aussi je peux écrire”. Le réalisateur qui fait de l’animation doit souvent passer par des instances comme des jurys, à l’Instituto do Cinema e do Audiovisual, ou d’autres institutions dans d’autres pays, des lieux où on trouve de l’argent pour travailler. Et dans ces lieux, il faut fournir un dossier standard qui ressemble à un modèle. Il faut un entraînement pour faire ce genre de choses bien entendu. Il faut plus que savoir lire et écrire.

Zepe :  Je comprends que tu développes cet aspect des choses, à savoir un dossier standardisé pour que les jurys puissent apprécier et avoir des motifs pour donner des subventions.
Je vais commencer par une question beaucoup plus simple : est-ce qu’il t’est déjà arrivé d’écrire des scénarios pour des réalisateurs que tu ne connais pas ? Parce que l’Instituto do Cinema e do Audiovisual au Portugal peut octroyer des aides à l’écriture sans qu’on sache forcément qui en sera le réalisateur. Ou te montres-tu opposée à cette idée parce que tu penses qu’écrire, c’est écrire pour quelqu’un ? Ce n’est pas écrire dans l’air

RG : Écrire, c’est écrire pour quelqu’un bien entendu. Même quand je n’écris pas de scénarios, même si je ne pense pas à quelqu’un en particulier, j’écris pour quelqu’un parce que sinon j’aurais simplement des idées, des images, des situations, des analogies dans la tête et je les garderais dans ce tiroir que l’on nomme le cerveau, et je n’aurais pas besoin d’écrire quoi que ce soit. Donc on écrit toujours pour quelqu’un. Ceci dit, des fois, c’est pragmatique. C’est à dire que ce quelqu’un peut être très précis et concret. Ça s’appelle un jury. Il faut que ce jury puisse lire le projet d’une façon agréable et pas trop chaotique.
Mais je n’ai pas l’intention de faire de l’animation. Donc écrire pour un réalisateur qui a besoin de quelqu’un qui écrive pour lui, c’est une façon de prolonger ma propre écriture, non pas en essayant de lui voler sa place d’auteur, mais au sens où toutes les écritures connexes de mon écriture sont une forme d’apprentissage constant de l’écoute. L’écriture, ça parle de l’écoute. Dans mon cas, l’écriture de la poésie, c’est mon écriture disons nucléaire. Et j’apprends énormément. Mon école permanente, on va dire, c’est la traduction, très importante dans ma vie, et c’est écrire pour les autres, que ce soit depuis très peu de temps pour l’animation, ou que ce soit pour l’image en prise de vue dite réelle.
C’est dans le prolongement du travail obscur que je fais quand j’écris de la poésie. Chaque fois que j’ai travaillé avec des réalisateurs, sauf avec Saguenail parce qu’on se connaît trop bien, on écrit un beau scénario, beau ou pas beau parce que là c’est de la présomption de ma part, et après le réalisateur fait, bien souvent, tout à fait autre chose. Et ce n’est pas grave, je trouve qu’il n’est pas parfaitement en droit de le faire parce que c’est son film. En fait si j’étais vraiment co-auteur au sens plein du terme, ce ne serait pas possible. Tout le monde trouve ce que je dis absolument ringard, je sais. Si le cinéma d’animation veut s’émanciper en tant qu’art complet, il doit d’abord imposer le fait que pour faire un film d’animation, il n’y a pas besoin d’écrire du romanesque de mauvaise qualité pour occuper je ne sais combien de pages et qu’il y a d’autres manières d’évaluer si un artiste a les qualités requises pour recevoir une certaine quantité d’argent lui permettant de mener à bien ses projets. Il faut créer des conditions pour que des gens jeunes qui débutent puissent faire des courts métrages avec un peu d’argent pour qu’ils s’entraînent – pour toute chose, dans la vie, il faut s’entraîner un petit peu. Et même quand le réalisateur ressent le besoin d’avoir un document écrit qui souvent sert aussi de médiation avec les autres membres de l’équipe, (parce que les autres membres de l’équipe n’ont pas le film dans la tête, donc il faut qu’on sache à tout moment vers quoi on va), je pense que la liberté, c’est de pouvoir le faire sans intervention d’un technicien de l’écriture. Ou éventuellement avoir un assistant qui est là pour gribouiller des mots sur un papier.
Je ne dis pas ça contre les cinéastes, mais on n’imagine pas qu’un romancier, par exemple, qui doit écrire une comédie humaine du 21ᵉ siècle, aurait recours à un collaborateur. Il y a des gens qui font ça bien sûr, mais ça ne s’appelle pas de la littérature. C’est le cas par exemple des acteurs, des gens très célèbres qui ont recours à quelqu’un qui sait écrire pour écrire l’histoire de leur vie. C’est parfois tout à fait respectable car certaines personnes ont des choses très importantes à raconter et seraient incapables de les raconter, de les coucher par écrit. Ces personnes ont recours à un “nègre”, n’est-ce pas, mais ça ne s’appelle pas de la littérature. Pour l’animation, c’est exactement la même chose, à mon avis. Il n’y a aucune différence.

 

Z : Tu dis, si je ne me trompe, que les artistes auraient peut-être besoin, s’ils ont vraiment envie de faire des films, de se mettre à écrire. Personnellement, et je pose aussi la question aux autres auteurs qui sont ici, quand je dessine à partir d’une sensation, d’une envie, même en ne sachant pas exactement ce qui se déclenche, j’écris. Mais quand je passe par le texte, je filtre et il y a quelque chose qui se perd dans le processus. C’est comme si j’enlève de la force aux dessins à venir. Pour mieux expliquer, même un texte à caractère poétique pourrait résoudre cette question. J’ignore quelle est ta position par rapport à ça.

RG : Quand je travaille avec des gens, j’essaie d’avoir la posture qui leur convient. Ce n’est pas une question de lâcheté, c’est une question de pragmatisme. Pour travailler avec quelqu’un, il faut rentrer dans son univers et son univers, c’est aussi sa façon de travailler, sa façon d’être au monde, etc. Donc je m’adapte. Je ne travaille pas de la même façon avec toutes les personnes. Ce ne serait pas possible. Autrement ça conduit directement à une relation conflictuelle. Ce n’est pas ça que je recherche dans cet exercice d’écoute. Donc le travail dépend des gens qui y sont impliqués.

Si j’ai bien compris ce que tu dis, c’est que si tu couches sur le papier des idées pour une séquence de film, tu as l’impression que cela épuise les idées et que, quand tu vas faire le film, il y a déjà une énergie qui s’est perdue au stade de l’écriture. Est-ce bien ça ?

Z : Tu as touché un point très important : il y a des parfois des conflits entre les scénaristes et les auteurs. Pourquoi ? Parce qu’un auteur n’est pas sûr de lui. Il se méfie dès le départ. Le ou la scénariste a dévoilé quelque chose mais il y a quelque chose qui cloche mais il ne sait pas l’expliquer. Le passage par l’écriture génère nécessairement des conflits si on n’est pas souple. Ce n’est pas une question de personnalités, c’est un choc entre deux procédés qui sont différents.

RG : Il faut faire une claire distinction entre le conflit qui fait partie de la vie et qui fait avancer le travail – parce que je crois qu’effectivement s’il y a aucun conflit dans le travail, c’est qu’on n’est pas en train de travailler – et un conflit qui génère un malaise.
Quand Saguenail monte ses propres films, il a un sentiment du temps qui n’est pas le mien.  Il monte aussi mes petits carnets biographiques filmés. Au bout d’un moment, ça peut créer des problèmes et on s’engueule comme du poisson pourri – je ne fais pas ça avec d’autres, je le fais avec lui parce que je vis avec lui depuis 50 ans, ça crée des droits. Et bien ça fait avancer le travail. Ce n’est pas pour le faire chier ou pour me venger de je ne sais quoi. Le conflit est au centre du travail parce que le travail d’un artiste consiste à entrer délibérément en dialogue avec la “réalité”, entre guillemets, et à devoir juguler par la friction les conflits qui nous caractérisent en tant qu’humain.


Saguenail & Regina Guimarães

Z : Tu défends l’idée de la confrontation comme une étape nécessaire quand on travaille ensemble.

RG : Pas la confrontation, le conflit.

Z :  La question, c’est Est-ce qu’un dessin peut se décrire ? Le conflit vient souvent du fait qu’une image fonctionne comme un concept. C’est difficile de passer du dessin à l’écriture. Un scénariste de bande dessinée en arrive souvent à produire des clichés sur les images alors qu’elles relèvent du sensible.

 

Georges Sifianos : À mon avis, pour écrire un scénario pour l’animation, il faut partir du travail plastique et animé. Il faut penser et écrire avec le matériau, en tenant compte de la technique et le rendu plastique envisagé.  Par exemple, quand on fait de la sculpture, on ne peut pas faire la même sculpture en marbre et en bronze. Le marbre ne peut pas avoir autant des parties qui se détachent de la masse, comme on peut le faire avec le bronze. À défaut, la sculpture devient très fragile.  Le matériau est primordial.
Le matériau de base du cinéma en prise de vues réelles, c’est le naturalisme. Le cinéma d’animation peut aussi être naturaliste, mais possède en plus un potentiel d’expressions très diverses. Si on ne tient pas compte de ce potentiel, on va involontairement pousser le scénario dans une veine naturaliste.
Par exemple, dans le magnifique film de Caroline Leaf, La rue, une grand-mère mourante veut embrasser son petit-fils, qui n’en a pas envie. À un moment, la grand-mère attrape le bras gauche du petit. Ce bras glisse sur son corps et devient progressivement le bras droit, avant que l’enfant puisse se libérer et partir. Cela peut être décrit comme je viens de le faire, mais on ne peut pas l’imaginer si on ignore ce que l’on peut faire avec l’animation. C’est vraiment une solution cinématographique très expressive, spécifique à l’animation, mettant en évidence la psychologie de l’enfant.


On peut évoquer un deuxième exemple, que l’on peut observer dans le cinéma de Gil Alkabetz, mais également dans les films de Raimund Krumme, ou bien, dans le passé, dans les films de Felix the cat. Gil Alkabetz utilise souvent des calembours visuels. Il faut se familiariser longuement avec l’esprit de cette approche, avant de pouvoir développer des idées qui procèdent d’une logique similaire. Le matériau est très important pour pouvoir proposer un scénario cohérent.

RG : : Il devrait y avoir d’autres manières d’évaluer les projets d’animation parce qu’effectivement quand on présente un projet, la matérialité de la chose est très absente. Ça a à voir avec le problème du triomphe des spécialisations dans notre monde de technocrates, la façon dont on regarde les choses et la façon dont on souhaite qu’elles soient de plus en plus standardisées. Je suis totalement d’accord avec ce que tu dis, à une chose près, c’est que, même dans le cinéma en prise de vues réelles, je crois qu’il y a des approches qui ne sont pas naturalistes, comme, dans la littérature, il y a des romans qui ne sont pas romanesques. Je pense que bon à Gombrowicz, qui peut parler pendant des pages et des pages du frissonnement d’une serviette de toilette pendue qui provoque la nausée chez celui qui la regarde. C’est une chose qui semble a priori un indicible avec les moyens de l’écriture.
L’animation est par définition aux antipodes du naturalisme. Ceci dit, concernant cette histoire d’écriture de scénario… Qu’est-ce que c’est qu’un scénario ? C’est raconter une histoire. En ce sens-là, l’animation parcourt le même chemin que le cinéma a parcouru c’est à dire qu’il a commencé à assimiler des éléments du théâtre, des éléments romanesques, des éléments de la peinture, il a fait un mélange avec tout ça et ça a donné le cinéma parlant qui raconte des histoires dans l’écrasante majorité des cas. Mais ce n’est pas forcé.  Je pense que, dans le cinéma d’animation, il y a aussi beaucoup d’objets produits qui se distinguent du cinéma en prise de vues réelles, commercial uniquement en raison de la façon dont ils sont faits. Au fond, ça dépend de ce qu’on veut faire :  si on veut faire de l’argent ou si on veut construire quelque chose qui vous permet de vous surpasser.
J’ai beaucoup appris sur la question du scénario en interviewant Jean-Claude Carrière pour une revue de cinéma dans les années 90. En parlant de son travail avec Luis Buñuel, il disait “Moi avec Buñuel, ce que je fais, c’est que je l’oblige à faire le film qu’il veut faire”. Je ne pense pas qu’il puisse avoir de plus belle explication de ce qu’est ce travail d’écriture de scénario au sens où je l’entends comme écriture possible.


Luis Buñuel & Jean-Claude Carrière

Dans l’animation, je souhaite qu’il y ait de plus en plus de cinéastes qui focalisent leur réflexion sur la matière avec laquelle ils travaillent comme dans l’exemple que vous donniez. Comme la poésie qui travaille avec des mots et qui est, entre autres, un mouvement de pensée et un geste qui permet la pensée sur les mots, et qui, entre autres, ce faisant, oblige celui qui écrit et celui qui lit à s’arrêter pour penser au lieu d’être dans une espèce d’ouragan permanent.
Par rapport à écriture et image : j’ai travaillé pour un ami qui est un espèce éditeur fou pour une anthologie de poèmes en prose du XIXe siècle français, en essayant de retracer l’histoire du poème en prose et de décrire la façon dont il a pu surgir comme forme d’expression. L’exemple très connu, c’est Gaspard de la nuit qui est basé sur des gravures de Rembrandt et de Callot. Ces textes qui sont totalement en connexion avec ces gravures, partent de ces gravures, mais ne décrivent pas ces gravures, ni n’expliquent ces gravures, ni ne génèrent des histoires ad hoc. Il peut y avoir des objets extrêmement hybrides, lesquelles ouvrent, je dirais même, défoncent des portes. Parce qu’après, une fois que ce livre a influencé Baudelaire et d’autres, le poème en prose pendant le XXème siècle a presqu’été aussi pratiqué dans le monde occidental que le poème qui n’est pas soumis aux règles de versification. En outre il a contribué au triomphe de la poésie non rimée et non métrée.

Donc ce simple geste de rencontre en deux formes d’expression, une rencontre inopinée parce c’est parti d’un caprice, a laissé des marques très profondes dans l’histoire de la poésie.
Je comprends ce que tu dis. Entre les images et l’écrit, ce peut être totalement décevant. Ça ne signifie pas forcément que les rapports entre l’écrit et l’image en mouvement, l’animation, soient forcément aussi pauvres, aussi stériles, aussi nécrosés, dirais-je.

Z : Le dessin est un moyen très économique qui permet de réfléchir sur les possibilités de l’animation, et surtout du mouvement. Par exemple, un croquis de l’architecte Siza Vieira, c’est une image-clé qui vaut par la forme, la structure, la lumière, et même la narration. C’est très difficile à décrire. Si tu n’as que les outils habituels du langage, comme le sujet, le verbe, le complément, etc., tu n’y arriveras peut-être pas. Il faudra aboutir à une description de l’image, une ekphrasis, qui ne passe pas par langage conventionnel ou qui l’utilise d’une façon plus impliquée pour que ça soit perceptible.

 


Siza Vieira

RG : Je ne sais pas si tu parles des dessins préparatoires de Siza Vieira, ses dessins d’architecture ou…

Z : Oui, ses dessins préparatoires, mais je pourrais aussi parler de ceux de Rodin…

RG : C’est une histoire assez intéressante. Mon père a très bien connu Siza Vieira quand il était jeune. D’ailleurs on a des tableaux de lui à la maison. Ce qu’il voulait faire dans la vie, c’était devenir peintre. Il s’est replié sur l’architecture comme toute personne qui a un niveau d’exigence suffisamment élevé pour ne pas s’abaisser à se contenter de la médiocrité. Il s’est dit qu’il voulait faire des choses dont il n’aurait pas honte. Donc il s’est lancé dans un autre domaine, l’architecture. Si un jour il y a une grande rétrospective de la production plastique de Siza Vieira, on s’apercevra que c’est la rencontre avec le dessin d’architecture qui a totalement changé son dessin. Ce qui est très intéressant, c’est que cet homme qui dessine des maisons et des musées, n’a jamais cessé de dessiner. C’est très beau. Parce que le dessin est une activité très libératrice. C’est une façon de s’exprimer peut-être plus directe que l’écriture, ça reste à prouver. Mais l’exercice continu du dessin maintient une connexion entre la main et le cerveau. Je ne sais pas s’il est possible d’éduquer des enfants en frustrant la vocation pour le dessin ou la pratique du dessin. C’est donc, à mon avis, la rencontre avec l’architecture qui a changé et fait surgir ses dessins. Ce qu’il a fait au début était très beau mais c’est du néo-réalisme à sa manière – qui est moins conventionnelle mais cela reste du néo-réalisme. Après son dessin est allé vers une forme de stylisation, de simplification où le geste est totalement essentiel. Il y a eu une très importante exposition à Porto. Sa première femme, morte très jeune, était une très grande dessinatrice. Ce rapport entre ces deux êtres qui ont appris ensemble, ce rapport, qui passe par le dessin, a sûrement surdéterminé la perpétuation de son activité de dessinateur. Le fait qu’il soit devenu architecte a fait évoluer son dessin.


Siza Vieira

GS : Pardon, mais, juste pour recentrer sur l’animation, je n’ai pas très bien compris le rapport du dessin et de l’écriture dans cet exemple.

RG : Non, c’est Zepe qui évoquait Vieira, de la qualité du rapport à la vie de cet architecte très connu au Portugal et mondialement connu d’ailleurs. Il a continué toute sa vie à dessiner. Dans les dessins qu’il crée depuis un certain nombre d’années et qui ne sont pas destinés à son cabinet d’architecture, on sent l’importance du croisement de sa formation de peintre au départ avec le savoir-faire acquis de l’architecte. Et le regard de l’architecte.

GS : Là, c’était un exemple entre architecture et dessin. Qu’en est-il de l’écriture et du dessin ?

RG : C’était l’exemple donné de Gaspard de la nuit. Des gravures ont donné lieu à des textes, on peut donc imaginer que des mots donnent lieu à des images. Mais pour que ça soit vraiment un défi artistique, il faudrait que ce ne soit pas aussi fonctionnel que le rapport qui existe normalement entre le l’écriture du scénario, qui est un texte technique et qui permet, comme je le disais tout à l’heure, la communication entre les divers membres de l’équipe, et le travail du dessinateur ou plutôt de l’animateur. Sans que les dessins soient une espèce de tentative de traduction du texte. Et même quand on fait la traduction de certains textes, on est bien obligé de s’éloigner un peu de la littéralité sous peine de détruire l’oeuvre de l’auteur qu’on traduit. Ça suppose évidemment une lecture assez sérieuse pour se lancer dans cet exercice. Ça arrive souvent avec la poésie. On te dit qu’untel est un immense poète, tu lis la traduction et tu te dis mais où est l’immense poète ? Parce que quelque chose manque à l’appel. Avec Saguenail, on a travaillé en prison avec des prisonniers, on a monté L’Orestie. On a fait des lectures. Les traductions portugaises de L’Orestie sont indigestes. Quand on pense que la trilogie d’Eschyle est de la poésie dramatique !!! C’est censé entraîner l’oreille et le cœur de ceux qui écoutent. Les traductions font aussi ce travail dans une certaine mesure

William Henne : À travers ces entretiens et ces articles qu’on produit ici autour de l’écriture en animation, on n’essaye pas de dégager de lois générales autour de la spécificité de l’écriture pour l’animation, ce serait chimérique. Il ne s’agit pas de définir l’écriture pour l’animation en opposition à l’écriture pour la prise de vues réelles, l’écriture dramatique, poétique ou romanesque. On vise plutôt à inventorier des approches individuelles. Et d’ailleurs ça rejoint ce que tu disais tout à l’heure sur le dialogue, voire le conflit qui s’installe entre toi en tant que scénariste et des réalisateurs. Et dans ce sens-là, pour exemplifier cette collaboration, est-ce que tu te souviens d’une scène qu’il fallait écrire ou la question de l’animation était en jeu ou l’esthétique du réalisateur était en jeu ?

RG : Par exemple, j’ai commencé à travailler avec une ancienne étudiante de Zepe, sur une histoire qu’elle avait inventée. L’histoire de la relation qui s’établit entre une fille qui a une immense tête et un tout petit corps et un homme qui a un très grand corps et une toute petite tête. L’une est obligée d’avoir recours à un corps artificiel qui ressemble un peu à l’équipement d’un plongeur et l’autre est obligé de porter un masque. Au début du film, le personnage promène son chien qui est mourant. Son œil tremble. Il finit par mourir. On a eu une longue discussion : une fois qu’il est mort, il se transforme rapidement en squelette dépourvu de chair, dont l’homme pourra plus tard fabriquer une flûte. Ce moment est une espèce d’étrange vanitas. Ce cadavre devenait un tas de chair pourrissante rongée des vers. Et j’ai beaucoup insisté pour que cette scène aille très loin. Qu’il y ait les vers, puis qu’il y ait les fleurs. Ça a l’air un peu ringard mais c’est le moment le plus lyrique du film au sens propre du terme. Et c’est une des choses les plus belles du film parce que cela s’inscrit dans la mémoire collective tout en envisageant la chose à l’envers. C’est du côté de la mort qu’il peut y avoir un instant de la vie. En disant ça, on a l’impression que je suis zen. Pas du tout, c’est du wishful thinking. Parce que j’ai très peur de la mort, je n’ai aucune envie de mourir. Mais je pense qu’il est important de se fabriquer une iconographie qui nous permet de valoriser cet instant inconnu pour des personnes comme moi, cet instant que d’autres apparemment ne craignent pas du tout.

Je ne suis pas une scénariste qui essaye d’imposer son point de vue. Il m’est arrivé avec Zepe d’avoir des discussions. Il sait assez bien ce qu’il veut. Tellement bien qu’il serait, à mon sens, parfaitement capable d’écrire ses scénarios s’il en avait le temps ou l’envie. 

Pour donner un bon exemple, dans son projet de long-métrage, je n’ai jamais été d’accord exemple que des personnages soient évoqués par une lettre. Mais je n’ai jamais réussi à le convaincre. Il a tout à fait raison de n’en faire qu’à sa tête puisque c’est son film.

 

Vincent Gilot : Est-ce que le travail d’écriture est le même pour un long métrage, de la série ou pour un court métrage qui peut être plus un geste comme une poésie ? Dans un court-métrage, l’auteur peut tout prendre en main. Un court métrage est un travail plus court, c’est plus un geste artistique qu’un déploiement.

Autre question : dans ton travail de scénario, l’idée venait-elle avant l’image ? ou le réalisateur proposait des images avant le travail d’écriture ?
Il y a ensuite évidemment un aller-retour entre le réalisateur et le scénariste.

RG : Il faut que je précise que ça fait maintenant peut-être 5-6 ans que je me suis retrouvée, grâce à Zepe, liée au milieu de l’animation. Avec des réalisateurs de films d’animation, c’est très récent. Je n’avais absolument aucune formation dans ce domaine. Mes connaissances en la matière sont de choses que Zepe m’a fait découvrir : Alkabetz, Caroline Leaf, etc. Je ne connaissais rien du tout. 

 


Gil Alkabetz

 

Au cours de ces années, j’ai écrit quelques courts métrages, deux longs métrages et une série. On m’a invité à écrire une deuxième série. Donc ma compétence est très limitée. Je ne peux parler que du point de vue de ce que j’ai vécu. Ce qui est vraiment très incomplet pour théoriser sur quoi que ce soit. 

Je peux dire que je ne suis jamais partie d’une idée ou d’une image de mon autorité, c’est-à-dire que je n’ai aucunement suggéré aux réalisateurs de faire tel ou tel film, sur tel ou tel sujet ou à partir de telle ou telle image. L’écriture était toujours au service des projets des réalisateurs. Les réalisateurs n’ont pas toujours les idées aussi organisées, complètes, articulées sur ce qu’ils veulent faire. Zepe est le premier avec qui j’ai travaillé. Il m’a montré ses films. Et il m’a même montré des dessins pour des films qui n’ont pas été réalisés. Le premier travail que j’ai fait pour lui en fait s’est fait dans une situation d’urgence et j’ai été absolument irresponsable quand j’ai accepté ce travail-là. Ensuite, il s’est noué une relation et il m’avait déjà beaucoup parlé de ce qu’il voulait faire. Je n’ai aucun sentiment de possession par rapport aux films pour lesquels j’écris. Il s’agit d’un travail d’écoute qui enrichit mes autres formes d’écriture, qui me force aussi à avoir un regard sur le monde légèrement différent, qui épouse d’autres points de vue. Et je trouve que travailler pour quelqu’un d’autre est une pratique d’une très grande beauté. Ce que dit la bouche d’ombre de Victor Hugo. 

VG : Ce que dit la bouche d’ombre est une métaphore pour l’inspiration.

RG : Je sais évidemment que certains ne voient pas du tout les choses comme ça. Ils veulent être scénaristes façon Hollywood, et veulent faire les choses comme on les fait aux États-Unis, qui s’inscrivent dans l’histoire du cinéma commercial standard ou qui écrivent à partir de grands romans dont les droits ont été achetés par telle ou telle compagnie.

J’ai récemment travaillé à partir d’un roman extrêmement complexe d’une romancière portugaise récemment décédée. Ce n’était pas de l’animation. C’était un travail d’une difficulté inouïe, mais qui m’a aussi appris des choses. 

Ma réponse semble vous avoir déçu…

 

VG : Non, c’est très intéressant. Il y a juste la question de savoir s’il y avait une différence pour vous entre un court métrage, une série ou un long métrage.

 

RG : Il y a beaucoup de choses à dire sur la considération que les instances diverses – opinion publique, critiques, producteurs, etc. – ont par rapport au court-métrage et au long métrage. C’est comme si le court-métrage était un parent pauvre de tout le reste. Je ne vois pas les choses comme ça. Je ne vois pas pourquoi quelqu’un qui dit ce qu’il a à dire, à montrer, à dessiner, à faire rêver en 10 minutes, voire moins, aurait moins droit à notre admiration et à notre curiosité. Se répandre sur deux heures de film comme si on épousait la durée d’un match de foot, dirait mon compagnon, ça n’a pas de sens pour moi. On peut écrire un court-métrage extrêmement complexe et un long métrage totalement frivole. Chaque projet a ses difficultés et, dans chaque projet, on commet des erreurs, faute de réflexion plus approfondie. Ça n’a rien à voir avec la durée.

 

Z : Koji Yamamura fait un film dernièrement en étant pratiquement tout seul avec trois ou quatre personnes. Il a dit que, pour le scénario, il a laissé les choses aller de soi-même comme on peut parfois le faire pour un court métrage. Quand on a déjà une structure, un texte conducteur, on construit de façon plus calculée. En gros on peut commencer par un détail. 


Pléthore de nords de Koji Yamamura 

 

Sifianos parlait de Caroline Leaf et de Raimund Krumme qu’il aime beaucoup et que tout le monde aime. C’est toujours des fils de cinéma. C’est-à-dire que tout ce que Caroline Leaf fait dans La rue (The street), que j’adore, c’est d’adapter, avec la liberté que permet la peinture animée, des solutions qui sont issus du cinéma : flou, cadrage, zoom, travelling, bref et en grande partie du langage audiovisuel. Chez Raimund Krumme, il n’y a qu’un espace neutre qui sera recadré et transformé grâce à quelques subterfuges. Mais c’est toujours accolé à l’image cinématographique. Ce n’est pas une critique, c’est une constatation. 

 

       
Crossroads de Raimund Krumme

 

Il y a toujours un discours de culpabilité de la part des réalisateurs qui n’arrivent pas à se libérer du cinéma conventionnel. Ils arrivent quand même à travestir le système comme Driessen et créer d’autres sous-systèmes. J’ai commencé dernièrement à travailler sur un court métrage. Je commence par des dessins libres. Je vais continuer à improviser, à gribouiller, puis arriver à une ligne conductrice entre des détails qui se développent un peu au hazard. Je ne me sens pas du tout concerné par la façon de construire un scénario de façon classique. Je veux que le dessin se dévoile à lui-même à travers le trait, le graphisme et des confrontations. En ce qui concerne mon expérience actuelle en long métrage, je travaille avec un monteur, qui est aussi scénariste. C’est complètement différent. Lá on ne commence pas par un détail. Il a dû être bien informé pour pouvoir rentrer dans le projet : comprendre non seulement le dispositif filmique et plonger dans une masse d’informations, du graphisme au mouvement animé, des spécificités du storyboard aux dialogues. 

La seule façon de faire un travail de cette envergure, c’est de fournir une quantité énorme d’informations.

Par contre Yamamura a réalisé son long métrage à partir des principes issus du court métrage ou de l’expérimentation. C’est rare de trouver des longues œuvres construites avec  ce principe. Malheureusement c’est pratiquement impossible de financer des longs métrages avec des principes pareils. Je ne sais pas comment tu te positionnes par rapport aux commissions, aux concours et aux formulaires pour le financement des œuvres.

 

RG : Les personnes avec qui j’ai eu l’occasion de travailler, excepté avec Saguenail, ont recours à des aides d’état et pour ce faire, ont besoin d’avoir des documents écrits qui obéissent à des règles déterminées à l’avance. Un réalisateur qui aurait l’idée d’un film totalement abstrait (au sens de la “peinture abstraite”), aurait-il à remplir, dans le formulaire de demande, le cadre avec la description des personnages ou la note sur le décor ? Si c’est un film sans parole et sans musique, aurait-il à remplir la note sur la musique ? Je ne leur jette pas la pierre, aux décideurs, parce que c’est très compliqué. Quand on choisit de faire de l’animation son métier et son gagne-pain, on se voit évidemment embrigadé dans un système qui exige de faire d’énormes concessions. Et si on décide de ne pas en faire, on comprend rapidement qu’on n’aura pas accès à l’argent de l’état. Et c’est normal parce qu’on est en quête d’argent public et l’argent public, ça passe par des jurys, et les jurys, d’une façon générale, même quand sont composés des gens cultivés. Sauf qu’ils ont une idée du cinéma en prise de vues réelles ou en animation qui est tout à fait, je ne vais pas dire réactionnaire mais à la fois naïve et très peu ouverte. Il leur faut des dialogues, une intrigue, etc.

Par rapport à la question de Vincent Gillot, quand les gens font un long métrage, ils demandent une somme d’argent assez considérable. Et cette somme d’argent ne suffit pas à faire le long métrage. Il y a donc ensuite un championnat de chasse au complément de financement. Et comme ils ont encore besoin de beaucoup d’argent et que le Portugal est un pays périphérique, il est assez difficile pour un réalisateur d’un pays comme le Portugal – la  concurrence est immense – de trouver cet argent. Et parfois à l’étranger les commissions du film sont encore plus conventionnelles et plus carrées que les jurys de l’ICA (Instituto do Cinema e do Audiovisual), ici, au Portugal. L’ICA lui-même est né d’une révolution et il reste encore une idée de culte de la liberté d’expression et du cinéma d’auteur. Ça risque de disparaître mais c’est encore là. Je ne pense pas que ce soit la tendance en Europe. L’évolution des institutions qui donnent des aides publiques aux artistes va vers quelque chose de plus en plus carrée. Et d’ailleurs, à tous les niveaux, ça a créé des situations à mon sens totalement anormales : ce n’est plus avec l’artiste qu’on parle, c’est avec son agent, c’est-à-dire quelqu’un dont la spécialité est la médiation et la traduction en langage de politique culturelle et d’industrie culturelle, de ce que le réalisateur veut faire.

 

 

Z : À l’ICA, les jurys sont souvent peu sensibles à l’expression plastique. Ils veulent de l’alibi pour ses choix. 

Puis vient la nécessité du thème. Tu as vécu comme moi dans les années soixante et tu sais bien  que ça n’a toujours été comme ça : je n’ai jamais vu autant de préoccupations pour s’auto-justifier au travers d’un thème ou d’une cause. Des fois ça touche à la schizophrénie dont sortent peu de choses réellement authentiques. En plus ce n’est pas une démarche réellement politique, c’est du préfabriqué.

 

RG : Il est évidemment impossible de l’ignorer. Le problème, c’est que l’ICA est entré dans une logique d’acceptation du lobbying. À partir du moment où l’on rentre là-dedans, on s’expose non seulement aux influences qui viennent de ce qu’on appelle l’industrie, mais aussi aux oscillations de l’opinion publique. C’est-à-dire que si, à un moment, tel ou tel sujet semble être beaucoup plus urgent, ou beaucoup plus important que tous les autres, il devient prioritaire. Il y a quelques années, par exemple, les jurys qui attribuent des subventions aux compagnies de théâtre disaient cette chose extraordinaire, à savoir que, si les compagnies de théâtre ayant des pratiques de théâtre communautaire verraient leurs projets valorisés. Et tout à coup, dans un pays où il y avait très rarement des projets de théâtre communautaire, il y a une explosion de ces pratiques pour obtenir du fric. Plus tard deux ou trois années plus tard on favorisait les productions théâtrales qui contenaient la problématique LGBT. Je suis totalement en faveur des revendications de la communauté LGBT, mais pourquoi les gens qui ne se sont jamais profondément intéressés à ces questions seraient amenés par la force d’un lobby qui est en fait un fantôme dans l’opinion publique.

Quant à la question proprement historique de ce que je connais du cinéma portugais, il n’y a pas toujours eu des lobbys, on avait avant une idée très élitiste du cinéma. C’est-à-dire qu’il y avait un certain nombre de gens, qui avaient accès aux subventions de façon beaucoup plus directe. Ceci dit, au milieu de ces gens il y a eu effectivement des cinéastes qui ont fait des choses d’une rare beauté et imaginer qu’ils ont obtenu les moyens de faire ces choses improbables avec l’aide de l’État, ça paraît assez dingue. Ça a existé. Un projet de film comme Mon cas de Oliveira qui serait présenté à une commission du film dans un pays normal n’aura pas d’argent. Même un film comme L’île des amours de Paulo Rocha qui a mis presque 15 ans à être terminé…. Je ne suis pas nationaliste mais je suis très fière d’avoir vécu en même temps que ces gens qui ont fait ces choses.

 

 

Ce qui s’est passé, ça s’appelle aussi la démocratie c’est-à-dire que ces maîtres ont vieilli et sont presque tous morts maintenant. Et même avant qu’ils ne décèdent, d’autres gens sont massivement arrivés au cinéma avec l’avènement du cinéma numérique. Parce qu’évidemment, à tous les niveaux, l’accès aux équipements est beaucoup plus simple. Je me souviens quand Saguenail a fait un long métrage en 16 mm dans les années 70, on s’est endettés jusqu’au cou. Ça a été la croix et la bannière. Pour les cinéastes pauvres qui travaillaient en pellicule, je me souviens qu’il fallait payer d’avance le laboratoire portugais pour le développement de la pellicule. Les choses ont changé aujourd’hui. Cependant, il y a encore et toujours des gens au Portugal qui pratiquent un cinéma libre. Je ne vois peut-être pas pour l’instant de personnalité comparable à un Manoel de Oliveira qui n’a jamais fait autre chose que ce qu’il voulait. Mais cette personne, soit elle existe, soit elle va exister et va s’affirmer. Je ne suis pas nostalgique. Par contre le système, comme l’a très bien souligné Zepe, a changé parce que le principe du lobbying n’élargit pas l’horizon des jurys, au contraire, ça le restreint à une certaine idée du cinéma.

 

Z : Comment définirais-tu l’idée de documentaire animé ? Comment écrirais-tu, si on te le demande, un traitement ou une approche écrite dans ce format ? 

 

RG : La première fois qu’on entend parler de ça, ça m’a paru absolument loufoque, je dois dire. Mais, en fait, le genre-même qu’on nomme documentaire est quelque chose d’à la fois multiforme et beaucoup plus proche du cinéma de fiction qu’on ne le croit. Parce que ne serait-ce que le premier film que l’on a taxé de documentaire et à propos duquel le terme s’est généralisé, autant que je sache, c’est Nanouk l’Esquimau, est totalement mis en scène. C’est une fiction. La seule chose, c’est que c’est une fiction tournée en décor naturel avec des acteurs naturels. Ce n’est pas la famille de Nanouk mais ce sont des gens qui vivent dans ce lieu et qui ont donc une façon de se tenir devant la caméra complètement différente des acteurs professionnels. Il y a une différence entre travailler en décor naturel et avec des décors de studio. Il y a une différence entre travailler avec des gens qui ne sont pas des spécialistes de la représentation, des gens qui se représentent eux-mêmes et des gens qui jouent. 

 

 

Le documentaire est souvent présenté comme quelque chose de très réaliste. Or il y a un rapport avec ce qu’on fait au théâtre, c’est à dire des répétitions. Le cinéma documentaire n’est pas un cinéma de reportage. J’ai appris que Misère au Borinage, qui est un film de référence, a été tourné bien après tous les événements que le film rapporte. Donc si on se rend compte que le documentaire est une construction exactement au même titre que le cinéma de fiction en prise de vues réelles, on commence à comprendre que si quelqu’un se donne la peine d’enregistrer des sons qui ne sont pas totalement fabriqués en studio et qui sont récoltés dans des lieux spécifiques – aussi bien des voix, des témoignages que des sons de la nature ou même des silences qui sont différents selon les lieux où l’on se trouve – si on se donne la peine de dessiner d’après nature, pas forcément d’une façon réaliste, oui, je pense qu’il peut y avoir un cinéma d’animation documentaire, si on accepte l’idée que de documentaire n’est pas un reportage. Ce n’est pas pris sur le vif.

 


Misère Au Borinage d’Henri Storck

 

Z : Laisse-moi donner deux exemples que tout le monde connaît. Il y a des films de Aardman, comme Creature comfort qui se passent dans un zoo, où les animaux parlent comme dans un reportage et il y en a un autre, Sales pitch (a conversation pieces) – où un homme tente de vendre un aspirateur à l’entrée d’une maison. La voix des dialogues a été enregistrée auparavant, et on a animé sur cette voix en stop motion. Voilà un exemple de démarche de documentaire animé. Mais, en est-ce réellement un?

 


Sales pitch (a conversation pieces) de Peter Lord & Dave Sproxton

Une autre démarche consiste à utiliser l’animation pour créer des scènes qui ne sont  pas possibles d’obtenir en prise de vues réelles, comme des interventions graphiques, des passages subjectifs ou des effets en postproduction.

Je considère que ça ne justifie pas qu’on puisse désigner ces deux démarches comme relevant du documentaire animé, c’est de l’animation. Je cherche quelque part un fil, un procédé, une exception qui justifie le fait que ça puisse être désigné comme étant du documentaire animé. Il y a un long métrage, Waking life, qui adopte un style différent pour chaque moment du récit. Ce sont des interviews de plusieurs personnages sur la vie et le rêve.  Au départ c’était une œuvre en prise de vues réelles qui, par la suite, a été rotoscopée, et de façon très intéressante. Dans ce cas, la forme graphique a fortement contribué à faire passer le contenu de chaque séquence. Plus que tout, on regarde l’animation et son potentiel. D’autre fois c’est à peine illustratif, on oublie facilement que c’est une autre forme de langage. Et, après tout, tu sais, le documentaire est bien plus estimé chez les membres des jurys, chez les journalistes et aux universitaires que l’animation. 

 

RG : Il y a plusieurs aspects à mon avis. D’abord la question liée au fait de discuter et de critiquer. Nous sommes à une époque où l’idée de discuter, de critiquer et d’échanger des propos éventuellement très sincères, et pas forcément très sympathiques, sur une œuvre n’est totalement pas à l’ordre du jour, bien entendu. Tu as des séances publiques où sont présentés toutes sortes d’objets artistiques qui sont censées se terminer par des débats et en fait, en matière de débat, on dit maintenant, c’est le débat, est-ce qu’il y a des questions ? Et on le fait de telle façon que le public, qui n’est pas si stupide, comprend qu’il n’est pas question de discuter quoi que ce soit. Et si quelqu’un ose dire quelque chose qui n’est pas dans l’air du temps ou qui est tout simplement un peu ingénu, il est regardé d’une façon telle que plus jamais il n’ouvrira la bouche dans ce genre de situation. 

Il en va de même pour la question critique. Il y a très peu de personnes qui exercent le métier de critique. La critique est devenue quelque chose qui est très proche de la propagande pour les films. Il y a évidemment une sélection préalable, au niveau des medias, des films dont on parle et ceux dont on ne parle pas. Et quand on regarde les revues qui sont considérés comme importantes et sérieuses et qu’on lit les articles sur des films qu’on a vus, on comprend à quel point l’écriture sur le cinéma, qui a eu ses moments de gloire, est devenu merdique. Et ça colporte même des fausses informations. Certains ne se donnent parfois pas même pas la peine de vérifier des informations. C’est un problème qui ne relève pas de l’animation ou du documentaire. Les cinéastes français qui faisaient le cinéma “plus conventionnel” entre guillemets, au moment de la Nouvelle Vague, se sont fait insulter et ça a été publié dans les journaux sans problème. Ils ont attaqué de façon très violente des réalisateurs très importants et très reconnus. Aujourd’hui ce serait totalement impensable. J’ai traduit il y a 6/7 ans les articles écrits par João César Monteiro qui était à la fois critique de cinéma et cinéaste. Il a commencé par la critique. Et les critiques de films qu’il publiait dans les journaux du temps du salazarisme seraient impensables aujourd’hui. Ce serait immédiatement censuré non pas par la police politique mais par la rédaction du journal. 

 

 

Il a y eu, soudain, une mode du documentaire. Pendant très longtemps, les cinéphiles portugais ignoraient tout du peu de travail documentaire qui a pu exister au Portugal. Dans les années 90, il y a eu Pedro Sena Nunes qui, au sortir de l’école, a eu un grand succès avec ce film qu’il a fait sur le village qui a financé son propre pont. Et il y a surtout eu le cinéma de Pedro Costa qui a abandonné le soi-disant cinéma de fiction pour faire du cinéma soi-disant documentaire en support numérique. Ça correspond à un phénomène international. On a quelquefois l’impression que le documentaire est une extension du reality show télévisé. C’est-à-dire que les gens ont fait un film sur leur grand-père, leur grand-mère exactement comme il y a des programmes à la télévision qui sont censés émouvoir le public parce qu’on raconte des histoires, soit exceptionnelles parce que ce sont des gens extrêmement étranges et ont une vie hors du commun, soit parce qu’il y a un tel degré d’intimité presqu’obscène avec ces gens que ça fait pleurer dans les chaumières.  

 


O sangue de Pedro Costa

 

Il y a peut-être plus de différence entre le cinéma qui a beaucoup de moyens et le cinéma qui se fait avec très peu moyens. Je vois plus de différence entre le cinéma artisanal et le cinéma industriel sous l’angle économique. Mais je ne peux pas nier que les cinéastes qui font ce qu’on appelle du documentaire et qui travaillent donc avec des éléments de la réalité qui ne s’accommode pas aussi facilement que dans la configuration d’une équipe de professionnels où les acteurs sont entraînés pour obéir au réalisateur, je ne peux pas nier qu’il y ait quand même une différence. Appeler ça un genre…  ça ne m’intéresse pas beaucoup.

 

Z : Oublions pour le moment les questions de genre. Si quelqu’un vient te voir et te dit Regina, je veux faire un documentaire animé, je ne veux pas faire un film de fiction et mon thème tourne autour du covid ou autre… toi tu dis OK, le covid, pourquoi pas? Comment abordes-tu la question ? Ce sont les mêmes questions que pour la fiction ?

 

RG : En général les gens qui veulent faire un film de fiction n’arrivent pas avec une proposition aussi dénuée de sens que je vais faire un film sur le covid. Si quelqu’un me dit qu’il veut faire un documentaire animé sur le covid, je lui demande de quoi il veut parler, ce qu’il veut montrer. Ce n’est pas avec des thèmes qu’on fait des films. Avec des thèmes on peut éventuellement avoir une discussion entre les élèves d’une classe. Et encore. Faire un film sur le covid, ça ne veut rien dire pour moi. Selon la réponse que la personne me donnerait ou la façon dont elle réagirait à mon refus, de prime abord, je verrais si effectivement elle veut faire un film sur le covid et si c’est juste une question de maladresse… ou si c’est vraiment quelqu’un qui va faire un film sur le covid comme il pourrait le faire sur la tuberculose, ou le réchauffement de la planète ou n’importe quoi. Si cette personne arrive à en parler d’une façon plus subjective et étayer avec des images, avec des obsessions même, dirais-je, je pourrais prendre la proposition en considération. Mais si c’est simplement un film sur le covid…

 

Z :  Tu crois que tu peux envisager de travailler sur un documentaire animé en sachant qu’au fil de la production, ça peut s’éloigner du point de départ à chaque instant ? On anime et puis on change d’avis, et on décide de partir sous un autre angle? Est ce que tu peux admettre que probablement que tout peut être coupé et remonté au final ? 

 

RG : Il y a des cinéastes qui travaillent avec des éléments qui sont directement puisés dans la “réalité”, même si, dès lors qu’on tourne, c’est déjà une fiction. Cette appellation, le “documentaire” est une évolution directe de cette mode du documentaire. La preuve en que lorsqu’on a fréquenté pendant des années le Doc Screen qui n’était pas un festival de documentaire mais bien un séminaire autour du documentaire, il y avait des réalisateurs invités et dans leurs films, il y avait toujours une dimension de fiction. Ce n’était pas du documentaire pur. 

Il y a ce film absolument merveilleux que j’ai découvert récemment et qui s’appelle Le mouvement des choses (O Movimento das coisas) de Manuela Serra, réalisé en 1985, après la révolution, sur la vie dans le Nord du Portugal et sur le changement qui s’annonçaient dans ce milieu rural. C’est un film sur la façon dont les femmes se débrouillent dans ce contexte. Il y a évidemment autant de fiction que de documentaires parce que c’est fait avec les gens sur place et avec une toute petite équipe. C’est une autre façon de travailler. Mais l’étiquette compte peu à mes yeux, aussi bien dans le domaine de l’image dite “réelle” que dans l’animation. C’est comme dire un “cinéma de poésie”. Qu’on m’explique ce qu’est un “cinéma de poésie”. Ou ces études à l’université de Porto qui dressent des comparaisons entre les figures de la rhétorique poétique et la rhétorique cinématographique. Qu’ils aillent tous se promener enfin ! Qu’on ne ferme pas des portes. Qu’on n’invente pas encore des caisses et des boîtes et des machins qui rendent le rapport direct à l’œuvre de plus en plus impossible. Parce qu’on complètement influencé par ces catégorisations.

 

 

WH : Je te rejoins quand tu fustiges les études faites autour des moyens de la rhétorique qu’on voudrait parfois plaquer sur l’image en général et sur l’image en mouvement.

Zepe a décrit deux modes de fonctionnement du documentaire animé : celui des Conversation pieces d’Aardman, où l’on réinterprète une bande son et ça relève plutôt du décalage entre le son et l’image donc du commentaire de l’image sur la bande son. Ce serait un premier mode de fonctionnement. 

 

Conversation pieces de Peter Lord & Dave Sproxton

 

L’animation remplit ensuite une fonction de reconstitution qu’on trouve dans The sinking of Lusitania, Le naufrage du Lusitania de Winsor McCay qui décrit un événement par le dessin, événement dont personne n’a pu témoigner. C’est donc une reconstitution et c’est probablement la fonction la plus utilisée dans le documentaire animé. 

 

 

Et puis il y a une troisième fonction qui est plutôt une fonction expressive, que les moyens de l’animation permettent afin de développer un point de vue comme lorsqu’un réalisateur de documentaire de création mais en place un dispositif artificiel et créatif dans son film, donc une façon de circonscrire la “réalité” par un autre biais, mais qui frappe l’imagination du spectateur.

Est-ce que le fait de tenir compte, dans l’écriture d’un film d’animation, du graphisme, de l’esthétique ou du dispositif visuel d’un réalisateur d’animation est comparable aux contraintes qu’on peut se poser dans l’écriture dramatique où, par exemple, on va limiter éventuellement le nombre de personnages ou de lieux, ou alors comparable aux contraintes formelles que l’on se pose en poésie ?

 

RG : Prenons l’exemple du nombre de personnages au théâtre et en animation. On peut penser que c’est une énorme liberté de travailler avec des beaucoup de personnages. Plus libres parce que c’est plus cher que de travailler avec peu de personnages. Je pense que non. Parce que ce que le théâtre a construit justement comme liberté, c’est de dire voilà un arbre et c’est une forêt. Je pense que c’est pareil pour l’animation. Ça ne peut pas se traduire de façon aussi simpliste.

 

Z : Créer en animation est plus proche du théâtre que du cinéma. L’animation n’a pas besoin du cinéma. Elle a besoin du théâtre, de la musique, mais pas “du cinéma”.

 

RG : Le théâtre a quand même quelque chose de particulier et qu’il ne faut pas négliger à mon sens : c’est la présence. Quand j’ai emmené mes étudiants universitaires – qui étaient des étudiants de Lettres, hélas ! – voir une pièce de Marivaux – qui n’est même pas une pièce du XXe siècle – montée par une compagnie tout à fait moyenne, ils étaient estomaqués, ils n’avaient jamais vu ça. C’était la première fois qu’ils mettaient les pieds dans un théâtre…

Si Zepe affirme que l’animation est plus proche du théâtre que du cinéma, je m’incline et je dis voilà quelqu’un qui est radical et qui cherche à établir un rapport entre deux formes d’expression qui n’ont pas du tout la même histoire et qui n’utilisent pas les mêmes moyens, mais qui ont peut-être en commun des solutions expressives.

 

Z : Est-ce que tu protègerais un système de financement de l’État qui ne favorise pas les genres mais plutôt les œuvres ? 

 

RG : La réponse sera forcément une réponse politique. On ne peut pas répondre de façon pro-active parce qu’il y a des modes de fonctionnement et des traditions qui sont à l’œuvre et je ne sais pas si on devait créer des commissions pour toutes formes d’expression cinématographique confondues. Je ne parle même pas des arts plastiques. Il y aurait des parents pauvres et des parents riches de façon encore plus violente. Ce n’est pas par hasard que les gens se sont organisés en syndicats quand il a fallu se défendre. Les gens qui ne faisaient pas de l’art, mais qui travaillaient pour des patrons.  Cette division – qui est très artificielle à mon sens – permet de définir des groupes de façon à ce que ces groupes puissent s’organiser pour défendre leurs intérêts. 

Je circule dans le milieu du cinéma depuis très longtemps et je suis totalement incapable d’évaluer un budget. Ça me paraît un problème beaucoup plus urgent que tout le reste. Parce que je peux toujours raconter n’importe quoi à un jury de commission, parce que le jury va de toute façon se baser sur un document écrit, qui lui plaira plus ou moins, et ne va pas s’intéresser à la dimension proprement matérielle de sa réalisation, qui est la chose la plus importante. À l’Institut du Cinéma portugais, par exemple, avant de transmettre des projets a un jury non spécialisé dans ces matières, les dossiers devraient être examinés par des gens qui s’y connaissent. Au niveau des longs métrages, par exemple, au Portugal, il y a des montants, pour des films standards, que l’on peut demander soit pour un long métrage tourné chez soi avec des potes (et qui peut être un chef-d’œuvre (là n’est pas la question), soit pour un film historique qui exige de fabriquer je ne sais combien de costumes et de décors. On peut avoir la même subvention pour les deux, c’est totalement loufoque ! 

Par ailleurs, même si on parle beaucoup de transversalité, je pense qu’au niveau du public il n’y a jamais eu aussi peu de public transversal. Depuis que le Batalha, Cinéma Municipal, a ouvert, on se rend compte qu’il y a encore une troupe de cinéphiles assez considérable, mais ce ne sont pas des architectes. Il y a plus de médecins cinéphiles que d’architectes cinéphiles, c’est un peu étrange. Les gens qui vont voir de la danse ne vont pas forcément au théâtre, même si ce sont deux arts de la scène. Et ceux qui adorent le nouveau cirque ne vont peut-être pas voir de films d’animation.

Je pense qu’on en est encore très loin de la transversalité, côté public…

 

GS : À mon avis, il faut commencer par la matière première de l’animation. Elle est très riche et variable en formes et expressions. La matière première du cinéma est beaucoup plus focalisée sur le naturalisme. Comme dans l’exemple que j’ai donné tout à l’heure du marbre et du bronze, chaque matériau oblige à une pensée différente. On ne pense pas la même chose avec du plastique et un autre matériau. Pour écrire un scénario, il faut commencer, à mon avis, par connaître le langage de ce matériau. C’est la difficulté que pose le cinéma d’animation parce qu’en principe, on ne connaît pas son langage. Et, en l’occurrence, pour le scénario, pour l’écriture, on ne peut pas plaquer des mots sur le matériau, il faut essayer de parler avec le matériau et non avec des mots. 

 

Z : J’ai demandé un jour à Régina quelle est la différence entre le cinéma et l’animation. Pas juste sur un plan technique, mais plutôt en termes d’événement. Et elle m’a dit qu’en animation, il y a pas d’improvisation, c’est-à-dire qu’on conçoit, on planifie, on découpe, on fait. Il n’y a pas de hasard, pas d’imprévu. Et dans le cinéma non, il y a une scène à faire, un mur qui doit tomber, un acteur qui n’est pas là, un truc qui cloche : on doit se débrouiller et le résultat dépend de tout ça.

Alors quand tu dis qu’il faut connaître le matériau et aller dans le sens du matériau, est-ce qu’on ne doit pas plutôt contredire le matériau pour arriver à faire une œuvre en animation ? C’est quoi le hasard en animation ?  

 

WH : La contrainte.

 

Z : Juste.

 

GS : Quand je parle de “penser avec le matériau”, j’inclus bien entendu la contrainte. Il faut lutter contre le matériau quand on sculpte une pierre brute. Mais en même temps, il y a des caractéristiques : si tu essaies, par exemple, de faire des doigts fins avec du marbre, ils risquent fort de casser. Il faut tenir compte du matériau. Tu ne peux pas dire la même chose avec un matériau et avec un autre.

Je pense que le matériau du cinéma, en prise de vues réelles, crie haut et fort dès le début, dès la première image, que c’est du naturalisme, même s’il y a des exceptions. (On peut faire des photos abstraites ou floues…) N’empêche, son témoignage le plus important, c’est le “ça-a-été-là”. C’est un témoignage qui atteste que ce qui est présenté à l’écran, a été devant la caméra et a réellement existé. Quand je fais un trait de crayon ici, ou un trait à l’aquarelle, cela dit autre chose.

 

Z : C’est difficile de répondre sur la distinction que tu fais pour la fiction, quand tu parles de naturalisme. Est-ce que tout le cinéma et la peinture classique sont si proches du naturel ?

 

GS : Bien sûr. Si tu prends une peinture qui s’inscrit dans le classicisme et une peinture abstraite, c’est totalement autre chose. 

 

Z : Est-ce que dans le temps, les tableaux impressionnistes étaient vus d’un point de vue naturel ?

 

VG : L’apparition des tubes d’étain pour la peinture à l’huile a permis aux peintres impressionnistes de sortir de leur atelier pour aller peindre des paysages “sur le motif”. Ce qu’on ne faisait pas avant. On devait peindre en atelier. Donc le matériel a vraiment fourni quelque chose de différent dans la production artistique et même dans la vision que les peintres se permettaient et qu’ils ne pouvaient pas se permettre avant quand il travaillait uniquement en atelier.

 

Z : Peut être les matériaux. Mais il y a d’autres facteurs qui s’ajoutent, comme d’ailleurs au cinéma : des  sensations, des mouvements diffus, des points de vue inhabituels…

 

VG : Quand on faisait des fresques, on n’aurait pas obtenu un rendu impressionniste. Ce sont les matériaux qui ont permis l’avènement de l’impressionnisme.

 

Z : Quel que soit le degré de naturalisme ou le rendu des matériaux, peintres et cinéastes savent que leur source première n’est pas le naturel. Ça se voit chez Reynaud, Méliès, Cohl et même McCay : ils impliquent tous un degré de rêverie, de volatilité, et, chez Cohl même, d’illisibilité, dans leurs images. Que ce soit des images captées ou animées, le naturel en est souvent écarté.

 

VG :  Il y a bien sûr des différences d’un réalisateur à l’autre, il y a une part de subjectivité. 

En ce qui concerne l’impressionnisme, cela s’est développé à un moment historiquement déterminé et ça a orienté l’intérêt de la peinture pour des choses qui étaient négligées avant : le côté fugitif par exemple.

 

GS : Même dans les formes d’expression les plus libres comme c’est le cas du cinéma d’animation, il peut y avoir beaucoup d’académismes. Il y a toujours la possibilité de traiter les matériaux, aussi extravagants soient-ils, de manière académique. Je suis totalement d’accord avec l’idée que le matériau surdétermine beaucoup de choses. Mais dans le cinéma de fiction, quand tu parles de démolir un mur, Zepe, si on n’a pas les moyens de démolir ce mur et qu’il ne faut pas rater une journée de tournage parce que la production ne va pas te donner une journée supplémentaire, il se passe une chose : c’est qu’il faut qu’on avance. Et qu’on avance en fonction de ce qui est imposé. En littérature – écrire ne demande pas beaucoup de financement – certains auteurs ont soutenu – et ce n’étaient pas des imbéciles – que la contrainte est une manière d’augmenter la liberté. Je ne crois pas que ce soit spécifique à la littérature. Une forme précise, le sonnet par exemple, a permis l’avènement de l’expression de choses que la poésie n’abordait pas avant. Ce n’est pas pour dire qu’il faut tous se mettre à écrire des sonnets, bien évidemment. Les membres de l’Oulipo n’étaient pas une bande de plaisantins qui faisait des jeux d’écriture. Ils ont découvert des choses en pratiquant cette écriture à contrainte.

 


L’Oulipo

 

GS : Quand on parle de contraintes, ça inclut la question des possibilités. C’est un ensemble. Le marbre impose des contraintes et il a aussi des possibilités. Le cuivre, ce n’est pareil. Le langage, c’est pareil. Si j’écris en français ou si j’écris en grec, je ne vais pas écrire la même chose. 

On ne peut pas plaquer un scénario sur une matière picturale ou sculpturale pour faire de l’animation. Cela doit se faire en parallèle. La réflexion émerge du matériau et le matériau peut être l’aspect plastique, mais aussi l’aspect verbal mélangé. J’essaie de définir une cohérence plus étroitement articulée. Je préfère ne pas faire appel à un scénariste s’il risque de plaquer un scénario inapproprié sur une aquarelle ou un dessin, lorsqu’il ne sait pas comment ces matériaux fonctionnent.

 

RG : Je ne sais pas ce que vous dites d’un auteur comme Stan Brakhage. C’est de l’animation ? C’est du cinéma en prise de vues réelles ? C’est quoi ?

 

 
Stan Brakhage

 

Z : Ce n’est pas tellement intéressant de savoir si c’est de l’animation ou pas. Ce qui est intéressant à mes yeux, c’est le fait qu’il ne traite pas les choses sur le plan narratif ou dramaturgique, il n’y aurait pas moyen. Il ne les traite non plus sur un plan ou un espace, même ambigu : comme dans Blinkity blank de Norman McLaren, ou Free Radicals de Len Lye. Dans Brakhage, on perd la notion d’espace, d’échelle, de sujet, et même le rythme cinétique des images. C’est un objet non-identifié, un flux. Voilà quelqu’un qui travaille souvent avec le hasard.

 


Free Radicals de Len Lye

 

RG : Le cinéma de Brakhage, animation ou pas, m’aide à penser. Comme certaines peintures impressionnistes, outre le plaisir de les voir. Ce sont des lieux où la jouissance n’est pas contradictoire avec la pensée. 

 

Z : Dans le sens où le public participe fortement ?

 

RG : Dans le sens où s’ouvre une parenthèse où la pensée peut s’épanouir.

 

Z : Je parle du rapport des films de Brakhage avec le spectateur,  même de chacun de ces  films à chaque projection. Devant le flux d’images, on passe au-delà de l’écran, on rentre dans le subliminal, on éprouve un état de suspension face au chaos. 

 

RG : Sifianos dit qu’il est difficile ou impossible qu’un scénariste se mette à écrire un film dont il ignore la mise en œuvre technique, matérielle, concrète. Et ça pose un réel problème parce qu’alors, il faut qu’il y ait une période d’apprentissage pour le scénariste – que les écoles ne pourront pas mettre en place. C’est plutôt grâce à la patience et à la générosité du réalisateur qu’il peut prendre la mesure de ce à quoi il va être confronté. Zepe, qui n’a pas un tempérament forcément très facile, m’a montré beaucoup de films que je ne connaissais pas et ça a complètement transformé ma vision de l’animation. Il ne faut pas oublier que, pour un spectateur normal, l’animation n’est pas le cinéma d’animation d’auteur, mais tout un tas de merde totalement naturaliste ou pire, avec lequel on intoxique la tête des enfants et des adultes aussi. 

Tout ça pour dire qu’apprendre avec la personne pour qui on doit travailler est peut-être un élément de réponse à cette question d’adéquation. 

J’ai connu un peintre, Ângelo de Sousa, minimaliste abstrait, qui a beaucoup travaillé la couleur et la transparence et qui, à un certain moment, pour des questions d’âge, a eu des assistants, qui sont bien évidemment des spécialistes de son œuvre et qui comprennent absolument tout ce dont il y est question. Ce ne sont pas de simples exécutants. C’est un peu la même chose. Le scénariste est un assistant spécialisé dans un domaine particulier.

 

GS : Si on prend un film comme Les voisins de McLaren, qui est un très bon film, mais basé sur une trame dramatique triviale, pourrait-on réécrire ce film pour éventuellement l’améliorer ?

 

RG : C’est difficile de répondre. Mon cœur balance. Cette simplicité est drôle. Ces gars avec leurs jardins identiques qui se battent à cause d’une fleur qui sort du sol et qu’ils voudraient chacun posséder. Cette simplicité permet justement de penser. Les enfants vont te dire qu’il y en a un qui veut la beauté pour lui tout seul. Je trouve ça formidable. Dans sa simplicité, le film laisse beaucoup de place aux pensées des spectateurs, y compris les plus jeunes. L’améliorer, ce serait le complexifier ? C’est toucher à la nature de la matière avec laquelle il est fait ?

 

Z : Ça serait le travestir, non ?

 


Les voisins de Norman McLaren

 

RG : Faut-il par exemple que ces deux personnages aient le visage grimé pour accentuer leur colère et cette énergie négative qui se déploie de façon totalement sauvage? Ça montre aux enfants qu’ils deviennent des monstres, des bêtes qui veulent se dévorer. Devant ce film, les enfants disent des choses incroyables. On a fait plusieurs programmations de cinéma pour enfant (ce qu’on appelle le «jeune public») et on a souvent montré Neighbours

 

 

GS : Est-ce qu’on est d’accord que l’histoire, la trame, est simplette ? S’il n’y avait pas des effets d’animation comme les vols et autres éléments formels d’animation, si ça racontait seulement l’histoire de deux voisins qui revendiquent une fleur, se tapent dessus et se tuent, ça n’aurait pas vraiment d’intérêt.

 

RG : Effectivement l’intérêt de ce film n’est pas sa trame. Le scénario n’est pas l’objet ultime. C’est un objet technique – et ce n’est pas un mot négatif – qui a une fonction très précise. Le scénario ne saurait réaliser ce que le film doit faire. Et parfois une histoire simple peut servir de base à un film complexe, qui reste simple parce que la trame est simple, mais qui est complexe parce qu’il développe cette trame d’une façon sophistiquée.

 

GS : Je peux donner un exemple d’amélioration. À l’école, on faisait un exercice de ce type travaillant sur Le Pont de la rivière Kwaï. Dans ce film, il y a du suspense, pendant que les saboteurs installent les explosifs. À un moment, le train arrive, il plonge la tête en avant, et se détruit. On a beaucoup discuté sur cette scène avec les étudiants et finalement, on s’est dit que pour prolonger le suspens, on pourrait proposer une autre mise en scène : le train pourrait traverser le pont presque entièrement. L’explosion pourrait avoir lieu au passage des derniers wagons, ce qui ferait plonger le train à reculons. Finalement, cette solution qui prolonge le suspens, est meilleure, à mon avis.

 

 

Ce qui me “gêne”, si je puis dire, c’est que le scénario de McLaren est quelque part enfantin. Si on veut s’adresser à des adultes, il faut quand même leur donner une nourriture plus sophistiquée. J’ai souvent la même réaction avec les livrets des opéras qui sont souvent très simplets.

 

RG : Ça suscite beaucoup de réflexion, y compris sur un autre domaine où je m’exerce à écrire, à savoir les chansons. J’ai aussi écrit des livrets d’opéra moderne mais cela est un peu différent. Les chansons, c’est assez particulier. Il y a des chansons qui sont extrêmement complexes du point de vue de leur écriture, qui convoquent même une connaissance de la littérature. Et il y en a d’autres qui n’ont rien de ça et qui sont quand même génialement écrites. Elles sont d’une simplicité déroutante et justement cette simplicité offre à l’auditeur cet espace de rêverie et de pensée, que les choses très expliquées et très complexifiées lui volent. Je ne sais pas si les adultes n’aiment pas Neighbours, je crois que si. Je le trouve bien comme ça. Et je ne l’aime pas par snobisme ou sophistication. J’aime le ton enfantin pour exprimer ce qu’on fait par amour. Cette simplicité peut être extraordinaire dans son extrême sincérité et même dans l’excès. 

 

Il est très intéressant d’en discuter avec des gens qui font des films, parce que l’important évidemment, c’est le résultat. Ce n’est pas le scénario. C’est la façon dont le film est réalisé par la suite.