THEORY
MASTERCLASS

ÉCRIRE L’ANIMATION : NOÉMIE MARSILY

FILM : Ce qui bouge est vivant

NOÉMIE MARSILY : Je me présente en vitesse : je suis Noémie Marsily. Je réalise des films d’animation dont le film dont on parle aujourd’hui. Je fais aussi de la bande dessinée et de l’illustration donc je suis un peu multi-casquette. J’enseigne un petit peu la bande dessinée aussi.

GEORGES SIFIANOS : Je suis Georges Sifianos. Je suis né en Grèce et je vis en France. J’ai commencé l’animation depuis un petit moment et j’ai fait également une thèse sur l’esthétique du cinéma d’animation. Je m’intéresse à la fois à la pratique et la théorie du cinéma d’animation. J’ai enseigné l’animation à l’école des Arts décoratifs, l’ENSAD, où j’ai initié le département d’animation. Maintenant, j’ai arrêté l’enseignement et je consacre mon temps à faire des films. Je n’ai jamais fait de BD.

ZEPE : Je suis portugais, j’ai étudié à la Cambre. Puis j’ai travaillé dans plusieurs endroits hors du Portugal, en Hongrie à un certain moment. J’ai commencé assez jeune par faire des dessins de presse politiques pour des journaux, puis dans des revues de bande dessinée mais j’ai décidé de partir plutôt en Belgique et de faire un peu d’animation parce que je connaissais des copains qui en faisaient.

J’ai créé un site qui s’appelle Beat Bit. William Henne s’en occupe avec moi. J’enseigne l’animation et aussi la BD. J’aime bien enseigner mais j’ai un peu de temps libre où je fais des courts métrages. Pour le moment, je fais une série et un long métrage.

Mais ce qui m’intéresse plutôt au niveau de ton film c’est la recherche sur les possibilités du court métrage et le croisement entre la bande dessinée et l’animation.

GS : Je me souvenais de ton nom, Noémie et j’ai retrouvé à quoi correspondait ce souvenir : tu as fait le film Autour du lac. J’aime bien ce film et je crois qu’il est dans le DVD de Fontevraud…

Autour du lac, 2013.

Je vais lier la dramaturgie avec l’univers graphique et on reviendra un peu plus sur la dramaturgie tout à l’heure. Tu utilises une ligne claire, une caractéristique belge, semble-t-il. Comment choisit-on l’univers graphique ? Est-ce que tu considères que tu as un “style” propre, auquel tu restes fidèle et tu essaies de le développer ? C’est la première possibilité. Deuxième possibilité : est-ce que c’est un style que tu trouves sur le moment en bidouillant ? Et troisième possibilité : est-ce que tu essaies de trouver un univers graphique approprié au sujet ?

NM : Je crois que c’est un peu un mélange entre le deuxième et la troisième proposition. Pour ce film-ci, je n’ai pas tout de suite travaillé à la ligne claire. Au début, j’ai fait des tests en peinture animée et au crayon. La peinture parce qu’il y avait cette dimension de contemplation qui est encore présente dans le film. Par exemple l’arbre qui est couché à terre ou des images qui tiennent presque sans être animées. J’avais envie de les peindre mais j’avais quand même aussi envie de peindre le mouvement. J’ai fait deux tests en peinture : la limace qui se balade sur le carrelage et un autre avec des nuages dans le ciel. Mais ça s’est avéré très laborieux. J’ai besoin de garder une certaine spontanéité. Je crois que j’ai beaucoup de patience mais j’ai tout de même besoin de voir que ça avance. J’ai donc assez vite commencé à faire des tests en ligne claire et, dans le rythme de travail, ça fonctionnait mieux comme méthode. Ça permettait de voir directement le résultat et de plus facilement revenir dessus et de corriger des choses. J’ai quand même mis un certain temps à mettre ça en place. Tu parles d’un univers graphique approprié : or, c’est un film assez fragmenté et j’avais quand même le désir d’obtenir une cohérence graphique tout au long du film.

GS :  Comment te viennent les idées ? Y avait-il des envies vagues qui émergeaient petit à petit et un récit qui s’échafaudait a posteriori ?

NM : C’est parti d’éléments qui se trouvaient dans mes carnets, où je note des idées, où j’écris et je fais des croquis. J’en ai beaucoup. Et en les revisitant, il y avait plusieurs pistes que j’avais envie de développer mais je ne savais pas très bien ce que ça pourrait raconter. Et au début je n’étais même pas sûre de faire un film. Je pensais peut-être plutôt faire un livre ou une BD. Ça partait vraiment dans tous les sens et il y avait donc cette dimension autobiographique dès le début dans le fait d’aller rechercher des éléments dans ces carnets, même des éléments qui dataient parfois de plusieurs années. Je me suis rendue compte que le mouvement était central et j’ai donc pris la décision de plutôt faire un film en me disant que ce serait plus cohérent, si je voulais travailler sur le mouvement, de le faire en animation. J’ai donc commencé à animer ces petits croquis mais sans savoir vraiment vers où ça allait, juste par envie, pour voir ce que ce que je pouvais déployer, à partir de ces images là, en animation. À un certain moment je me suis dit que j’allais faire un court métrage sans savoir trop bien quoi. J’ai fait une espèce d’animatique avec ces petits fragments déjà animés, d’autres croquis tirés des carnets, des morceaux de textes. J’ai essayé de voir s’il y avait moyen de raconter quelque chose avec ça. Ça m’a aidé à préciser et à resserrer pour que ça parte un peu moins dans tous les sens. Et ça a débouché sur des thèmes qui abordaient la maternité et la lenteur, ce qui est finalement présent dans le film aujourd’hui. C’est donc parti de quelque chose de très fragmenté, que je voulais tout de même garder en essayant de trouver une narration. Mais je n’ai jamais vraiment fixé une histoire. Je n’ai pas écrit de scénario. J’ai plutôt identifié petit à petit et plus précisément ce dont je voulais que ça parle, de manière impressionniste, avec des bouts de texte, des idées d’images. J’ai beaucoup changé la place des plans dans le film, il y a des choses que j’ai supprimées, d’autres que j’ai rajoutées. J’ai un peu chipoté jusqu’à la fin.

Extrait de carnet.

WILLIAM HENNE : Je voulais intervenir par rapport au choix esthétique final. Zorobabel, dont je fais partie, a produit le film. Et je me rappelle que mes collègues, au début de la production, avaient émis effectivement le souhait de voir des essais techniques avec un trait plus crayeux. Noémie a réfléchi de son côté et a finalement opté pour cette technique qu’elle maîtrise assez bien, à savoir du dessin image par image dans un logiciel d’animation, destiné, au départ, à l’animation vectorielle. Noémie a déjà par le passé fait des films avec cette technique, notamment pour le film Black soft. C’est donc une technique qu’elle maîtrise très bien. Et je fais l’hypothèse qu’en fait, au-delà du fait que c’est une technique moins laborieuse, c’est surtout une façon de garder une fluidité qui se rapproche de quelque chose de l’ordre de l’écriture visuelle. Ce qui rejoint finalement le projet initial de se raconter à la façon d’un carnet intime. 

NM : Oui, ça m’a permis de garder une forme d’immédiateté et d’assumer au final cette esthétique ligne claire. Je déteste faire des effets pour juste faire des effets. Et ici finalement je trouvais que ça valait pas le coup.

WH : Effectivement la demande de mes collègues relevait peut-être plus de la coquetterie, liée à un goût esthétique qui leur est propre.

Extrait de carnet.

NM : C’est vrai que je me suis posée beaucoup de questions par rapport à ça parce que, dans d’autres films, j’ai beaucoup utilisé le crayon. J’aime quand c’est pictural. Mais alors je préfère que, si j’anime au crayon, l’animation soit induite par l’outil crayon. Je n’ai pas envie d’animer à l’ordinateur et de donner ensuite un faux aspect de crayon. Ça ne m’intéresse pas vraiment alors que j’adore des rendus picturaux. Et je fais de la bandes dessinée au crayon de couleur. Ça dépend effectivement du projet et des intentions du projets.

GS : J’aime beaucoup le résultat et ce que je vais dire n’est pas une critique… : j’ai un bon souvenir d’Autour du lac où tes traits des crayons avaient plus de matière. Et donc je me suis interrogée sur ton choix. Je me suis dit : “prenons deux lignes toutes simples. Une ligne verticale dessinée au Rotring et une autre ligne verticale identique dessinée au crayon gras et examinons les traits. (Ce qui nous rapproche aussi aux expériences du site Beat Bit autour des problématiques liées à la matière et à l’apparence). Si on devait qualifier l’une des lignes comme plus “rationnelle” et l’autre comme plus “charnelle”, ce serait la ligne claire, au Rotring, que l’on qualifierait de “charnelle” ou bien la ligne au crayon gras ?

NM : Je ne suis pas sûre que ce soit l’aspect qui fait que l’une est plus charnelle ou plus rationnelle que l’autre mais c’est le moment du geste qui est différent en fait. Et du coup, quand ça s’anime, le mouvement entre en compte. Ce n’est pas que l’apparence de la ligne. Ici j’ai travaillé à la tablette graphique – et j’ai fait des essais au crayon et ça ne produisait pas la même chose – ça m’a permis de créer un espèce de flottement de l’ordre de la spontanéité, qui débouche en même temps sur un mouvement que je n’arrive pas à reproduire au crayon. C’est induit par la tablette graphique. Je n’avais pas envie après de faire comme si c’était du crayon, puisque c’est cette tablette graphique qui m’a permis de faire bouger les images de cette manière-là. Je trouvais que ça convenait pour ce projet-là.

GS : De manière générale, elle existe cette fluidité du geste et du mouvement, donc je comprends bien ce choix. Mais la ligne claire donne pour moi un ressenti plus rationnel, plus épuré, ce qui nous maintient un peu à distance. Tandis que le côté salissant du crayon et de la peinture, a plus à voir avec la matière. Or, comme l’un des sujets, c’est le corps, je me suis demandé sur la raison de ce choix. Mais je crois que j’ai la réponse : il y a à la fois l’idée, le désir et il y a aussi la possibilité que donne la palette pour obtenir une fluidité du mouvement. Ce qui est souhaitable et pertinent dans ce cas-ci. 

NM : C’est intéressant ce que tu dis par rapport au fait de mettre une distance. Je n’y avais pas réfléchi avant. Mais comme je suis partie d’une matière fort intime et que je ne l’assume pas complètement, j’ai peut-être eu un peu tendance à dire que, comme le processus de l’animation est très lent et que je vais travailler cette matière comme si c’était une fiction, ça m’a aidé enfin à en faire un film. Ça m’a aidé à mettre les choses à distance. J’avais peut-être besoin de mettre une distance entre moi et les spectateurs en choisissant justement un rendu plus neutre ou plus froid. D’accord je parle de moi, mais c’est pas tout à fait moi. Et on peut prendre de la distance par rapport à ce sujet là puisque de toute façon, ça part de moi mais j’en fais quelque chose d’autre. 

GS : On dévie un peu dans une logique psychanalytique et je ne pense pas que ce soit le but, mais j’aimerais bien voir si les producteurs avaient raison de pousser à utiliser autre chose que la ligne claire. Pour moi, l’adéquation entre dramaturgie et choix esthétique est une préoccupation permanente. 

WH : J’ai une anecdote un peu éclairante sur le processus d’écriture. Je connais les dessous de la production puisque je m’occupais de la production. Quand on a déposé le dossier à la Commission de Sélection du Film au Centre du Cinéma, on a fait un pari en leur disant qu’on allait pas donner tous les éléments de scénario, ni fournir une animatique détaillée, parce qu’on voulait laisser à la réalisatrice l’opportunité de développer des choses pendant le processus d’animation et de laisser la possibilité d’amener de nouvelles idées, de nouvelles images et de nouvelles métaphores pendant l’animation même du film. C’était un peu risqué parce qu’évidemment, en Commission, ils vont devoir choisir quatre dossiers parmi une vingtaine de courts métrages. Ils donc ont plutôt tendance à se raccrocher à quelque chose de bien formalisé qui permet de savoir dans quoi on met les pieds. Il y avait aussi le fait que Noémie avait déjà une filmographie conséquente et que l’on pouvait aussi “commencer” à lui faire confiance. Au final, au moment où le projet a été débattu en Commission, la démarche a été bien défendue par une réalisatrice de cinéma d’animation qui était membre de la Commission. Parce qu’il faut savoir que, dans cette Commission, on mélange cinéma d’animation et court-métrage en prise de vue réelle. Ils ont su rester ouvert à ce type de proposition plus aléatoire et le projet a été accepté.

GS : Ils sont clairvoyants en tout cas, ça n’arrive pas tout le temps. Je comprends effectivement cette approche qui consiste à procéder par petits fragments et à partir de notes éparses. Chemin faisant, certains thèmes peuvent être intégrés, d’autres écartés… Mais comment quelqu’un choisit d’intégrer des éléments qui, chacun pris à part, peuvent emmener le film vers l’un ou l’autre thème ? Est-ce que tu montres ton projet à d’autres personnes au fur et à mesure, ou est-ce que justement, tu le protèges du regard des autres ?

NM : Je le montrais régulièrement à une personne. Jusqu’à la fin j’avais peur de ne pas arriver à fédérer tous ces éléments ensemble. Le travail du son a vachement aidé à faire tenir les choses ensemble et à structurer les éléments. 

GS : À quel moment est intervenu le son ?

NM : Assez rapidement. J’étais en contact avec le créateur sonore. Il était au courant du projet et de la manière dont je travaillais et je lui ai régulièrement expliqué où j’en étais. On s’est vu quelquefois pour discuter sans vraiment encore travailler sur le son. Il avait besoin qu’on discute pour arriver à comprendre vers où je voulais aller. Ce n’était pas évident pour lui, même si le projet le touchait mais je pense qu’il ne voyait pas exactement de quoi il s’agissait. À un moment j’avais quand même de plus en plus de plans animés et j’avais des fragments de texte. On s’est dit qu’ il fallait qu’on attaque ce son. On a donc enregistré les fragments de textes sans qu’il y ait vraiment de structures entre eux. Et ça n’a pas marché. Il a essayé de les mettre un peu plic ploc, à gauche, à droite, mais ça restait beaucoup trop éclaté. Il n’y avait pas de cohérence entre tous les éléments. Je me suis donc dit qu’il fallait procéder autrement. J’ai écrit un espèce de poème à partir des bouts de texte. Je l’ai reformulé de manière beaucoup plus structurée. Ça suivait vraiment une narration et, vu que j’avais déjà beaucoup de plans, je savais de mieux en mieux comment j’allais les agencer même si ce n’était pas encore tout-à-fait définitif. Ça s’est précisé petit à petit. On a enregistré le texte, on l’a monté et ça m’a aidée à bouger certains plans de place. Puis Christophe Rault, qui a fait le son, a pris de son côté quelques libertés avec le texte donc ça a quand même un peu rechangé. Il a fait des propositions auxquelles je ne m’attendais pas. Il a placé certaines parties du texte que je pensais mettre ailleurs. C’était surprenant pour moi quand il m’a envoyé ça. Ça donnait un autre angle au film. C’est un peu comme un tissage entre les plans, les images et le son. Au bout d’un moment ça tenait la route, c’était beaucoup plus cohérent.

GS :  Je trouve que c’est un très bon exemple de collaboration en effet, ce côté “ping-pong”. En ce qui me concerne, j’ai toujours pensé que, lorsqu’il y a une collaboration qui fonctionne, ce n’est pas une addition d’idées, mais une multiplication. C’est-à-dire qu’un croisement provoque des rebondissements et ce n’est pas juste une accumulation. 

Question plus terre à terre : est-ce que tu utilises une animatique évolutive ? Est-ce que le travail de l’articulation est fait sur le papier, ou est-ce qu’il est fait par une animatique, avec un prémontage des images du storyboard, et avec les sons, et petit à petit a évolué ?

NM : Oui. Il n’y a pas en une version papier du storyboard.

GS : Je pense à toutes les institutions qui demandent d’avoir un format académique standard, mais on voit bien qu’il ne s’agit pas d’une pratique universelle. Ça ne fonctionne pas comme ça. Il faut parfois tricher pour leur présenter un projet sous une forme de storyboard.

NM : Ça dépend des projets. Il y en a qui ont besoin d’être découpé en storyboard mais ici ce n’était pas vraiment le cas. Ça dépend vraiment des projets et des intentions. 

GS : En regardant le film, il y a certaines transitions que j’aime beaucoup. Par exemple, ce visage qui se dilue, correspond à un vocabulaire plastique que j’aime bien. On se trouve devant un matériau fluide, qui est mobile et constitué de traits en mouvement, avec des bribes de textes qui peuvent s’intervertir. C’est une matière plastique qui bouge…

En regardant le film, j’ai repéré deux thèmes, au moins : la maternité, avec le rapport à l’autre, qui est l’enfant. (D’ailleurs, je trouve que c’est plus une réflexion féminine que masculine. Bon, ça, c’est une parenthèse. Il y a le regard subjectif par rapport à cette situation).

D’un autre côté, il y a la limace qui laisse des traces, qui me semble être le sujet de la témérité. Je vois la limace comme un troisième être qui est téméraire contrairement aux autres qui se cachent. Et puis il y a l’accident : elle est écrasée. Je n’ai pas très bien saisi le lien entre le thème de la maternité, son rapport avec l’autre corps et cet enjeu de la témérité avec les traces que la limace laisse derrière elle.

NM : Il y a effectivement le thème de la maternité. On se métamorphose en maman et donc, pour moi, la limace c’est un peu ce qui n’a plus de place pour exister quand on subit cette métamorphose en maman. C’est tellement prenant, tellement énergivore et tellement troublant que c’est comme si on laissait quelque chose qui continue à exister à la manière d’un mollusque qui a pas le temps, ni la place, ni l’énergie de continuer à exister. Mais la limace avance quand même. Elle ne pas dégage pas quelque chose de très puissant ou de très fougueux mais elle continue à avancer malgré tout. Après je n’ai pas envie de faire de la psychanalyse à deux balles non plus, mais l’idée c’est de pouvoir acter l’existence de cette partie-là de la personnalité ou de l’identité et d’en prendre soin c’est-à-dire qu’on peut finir par écraser cette partie sans y avoir fait attention. 

GS : Est-ce un appel à la prudence parce qu’il y a de la responsabilité ? On est quand même à charge d’une personne qui n’est pas capable de survivre toute seule. Il a eu la témérité de la jeunesse et maintenant, il faut laisser la place à plus de prudence. La limace serrait une métaphore, elle représenterait un alter ego. Est-ce que ce sujet de la témérité était intentionnel pour montrer ce risque ? Est-ce un être qui se dédouble, ou est-ce une espèce de fusion ? On réexamine une manière d’être… C’est une ouverture vers la vie… Dans ton récit, cela évoque la question de ce que pensent les autres. Comme dans le bassin avec les raies, où les humains les caressent de façon machinale. Je ne sais pas si on se met du côté des raies, ou on se met du côté des humains, ou les deux ?

NM : Cette notion de prudence, je n’y ai pas pensé. Je pensais que ça parlait plutôt d’une forme d’épuisement. Je crois que ce personnage, dans ce qu’il traverse, arrive à une forme d’épuisement autant dans son nouveau rôle de maternité que dans son rapport au monde et aux autres. Ce personnage a besoin de se ressourcer, à l’écart, tout en continuant à observer le monde. Le personnage est plutôt la raie qui reste en contact mais un peu en retrait. Il ne peut pas non plus complètement s’échapper du monde parce que le monde est intéressant. Tous ces plans où l’on voit la ville et la nature, c’est ce personnage qui continue malgré cette espèce d’épuisement qui le pousse à se mettre en retrait et qui continuer à observer la vie et le monde. L’élan de vie reste présent.

GS : Par exemple, je n’ai pas très bien saisi ce que représentait le visage du motard, qui représente l’autre et prend quand même une certaine importance. Il n’est pas obligatoire à mon avis, d’avoir une réponse claire. Je ne le dis pas comme critique, mais juste comme une interrogation.

Il y a aussi à un moment ce petit oiseau qui vole avec la tranche de pain autour du cou. Est-ce que ces scènes ont une raison d’être particulière ? Sont-elles simplement amusantes, comme la scène de l’oiseau, ou alors significatives comme pour le motard ? Comment ces scènes trouvent-elles leur place dans le récit ?

NM : Ça fait partie de l’envie initiale de faire le film, de mon processus créatif. je suis fascinée par ce genre de détails que je vois dans dans la vie réelle et j’ai juste envie de les partager avec le spectateur. Ces détails n’ont peut-être pas beaucoup d’intérêt mais moi je trouve que si. Parce que je trouve qu’il y a une espèce d’absurdité dans certaines dans certains petits détails comme un motard qui est en train de mâcher un chewing-gum ou un pigeon qui s’est pris la tête dans une tranche de pain. J’avais envie que ça fasse partie du film mais ils n’ont pas de signification particulière mais je pense que ces scènes entrent en résonance les unes avec les autres. C’est un film introspectif et j’ai un peu envie d’embarquer les gens dans cette forme d’introspection et de dire “ben voilà, si vous venez avec moi à cet endroit là, vous allez vivre quelque chose qui relève d’une identité un peu disloquée qui continue cependant à être consciente de tout un tas de choses un peu saugrenues auxquelles j’ai envie de donner une importance”. Pour le motard, le texte dit à un moment qu’on observe juste nos congénères, qu’on les regarde vivre et qu’on regarde bouger leur visage.

Le pigeon est un peu coincé donc ça peut aussi entrer en résonance avec ce que le personnage vit. Mais je n’ai pas non plus eu envie d’insister sur leurs significations. Je pense qu’il y a plusieurs portes pour rentrer dans ce film. Dans les retours que j’ai sur le film, il y a des gens qui sont émus ou qui sont intrigués par certains plans et pas d’autres. Il y en a qui peut-être qui passent complètement à côté mais qui vont plutôt se raccrocher à la narration via un autre angle du film. Comme disait William aussi tout à l’heure, j’ai voulu rester ouverte jusqu’à la fin dans le processus créatif et j’ai envie aussi que ça puisse rester ouvert pour le spectateur même si j’ai pas non plus envie de juste dire “débrouillez-vous avec ce truc. Je pense que j’ai quand même essayer de faire tenir les choses ensemble et que ça produise quelque chose sur lui. C’est pour ça que je parle d’une démarche un peu impressionniste. J’essaie de faire en tout cas que l’ensemble de tous ces petits éléments, dans la manière dont je les ai agencés et dans la progression, dans la façon dont ils sont animés, dans la façon dont le son et le texte viennent un peu percuté, que cet ensemble provoque quelque chose de l’ordre d’une émotion, qui ne soit pas forcément défini exactement mais que ça remue quelque chose quoi. Je pense que, si on prend tous séparément, c’est compliqué de déterminer que tel plan est la métaphore de telle chose ou pour dire ceci ou cela. C’est plus l’ensemble de ces éléments comme une recette de cuisine : quand on mange un truc,on ne peut pas ressentir les saveurs séparément.

WH : Je trouve ça intéressant de se laisser porter par des images insolites qui pourraient paraître effectivement arbitraire dans le cours du film. Mais si l’auteure ou l’autrice a été interpellée par une image, au point d’éprouver la nécessité de la garder, c’est que ça résonne quelque part dans son écriture. Ces images qui peuvent paraître ésotériques n’ont pas forcément été formalisées clairement avec une signification précise. Mais à partir du moment où on sait qu’elles ont résonné dans la tête de l’autrice, c’est qu’on peut  probablement toujours y trouver quelque chose en tant que spectateur. Si le spectateur ne trouve pas de signification de certaines images et que leur sens demeure flottant, il sera juste interpellé par la dimension insolite de ces images qui frappent l’imagination.

GS : Je fais bien la distinction entre les notions de “résonance” et de “signification”. C’est important justement dans la mesure où l’on parle plutôt de résonances que des significations ou “des causes à effets” logiques. On entre dans un récit qui relève du poétique plutôt que du prosaïque. Au lieu de rechercher la logique des causes à effets et structurer comme dans un film policier, on a affaire à des associations de scènes par évocations.

Est-ce que le récit s’appuie davantage sur le texte pour expliquer, rationaliser et porter l’aspect significatif ?  Et par conséquence les images sont-elles plus libres de divaguer et de vagabonder ? ou ce pourrait être le contraire ?

NM : Comme je disais tout à l’heure, le texte a aidé à structurer le film, il sert de fil conducteur à de la narration. Sans le texte, ça devient trop hermétique. Ce texte a eu un moment une forme beaucoup plus évidente, mais comme l’ingénieur du son a quand même joué aussi avec ce texte, ça a un peu rebrouillé les pistes pour pas avoir l’image d’un côté et le texte de l’autre. L’idée, c’était quand même de jouer avec les deux et que ce soit l’ensemble qui fonctionne. Effectivement le texte aide vachement à pouvoir se raccrocher à quelque chose pour ce pauvre spectateur qui serait perdu. 

GS : Du coup, on rejoint le sujet de la témérité et de la prudence. Si le texte était écrit de manière un peu plus libre, de manière poétique, c’est-à-dire avec des associations d’idées et n’avait pas forcément un fil lisible pour le spectateur, est-ce que ce type de mélange entre les images et les sons serait prudent ? Ou est-ce qu’on prendrait trop de risques à ne pas avoir un fil conducteur clair pour le spectateur ?

NM : C’est possible. Ici je n’avais pas envie de laisser les gens trop sur le seuil, sans qu’ils aient aucun moyen d’y entrer. Même si elle est poétique, il y a quand même une narration. Et j’avais l’envie de raconter quelque chose de plus ou moins précis. Je pourrais tout à fait envisagé de faire quelque chose de purement poétique, oui. Mais alors ce sera un autre projet. Mais je pense que c’est possible. Pour moi ce n’est pas de la prudence, c’est juste qu’à un moment je ne fais pas le film que pour moi. Je sais que des gens vont le regarder. Je sais que déjà c’est un objet un peu curieux et qui peut sembler un peu hermétique. Je suis totalement pour l’expérimentation à tout point de vue en fait mais la question, c’est toujours à quel point on a envie de donner des pistes des clefs de lecture ou pas, ou de faire de l’expérimentation pure. Ça dépend vraiment d’un projet à l’autre. Ici en tout cas j’avais envie de laisser la possibilité de pouvoir quand même se raccrocher à quelque chose, parce que j’avais envie de partager une émotion. Ça reste plus poétique que prosaïque.

GS : J’apprécie particulièrement les moments d’abstraction graphique, spécifiques à l’animation, qui permettent de dire des choses d’une façon que d’autres médiums ne peuvent pas faire avec la même force. 

À un moment du film, le personnage a la posture que tu as maintenant et il y a une dilution des formes. Et plus tard, le visage se disloque avec des couleurs flashy et vibrantes comme dans une boîte de nuit.

Est-ce que tu peux commenter ces passages, comment tu les intègres et tu les envisages ?

NM : Ce sont des autoportraits et je ne savais pas très bien quelle place ça prendrait dans le film mais quand je les ai animés, je n’ai pas prémédité la manière dont les choses se deviennent abstraites, se déforment ou se disloquent. Chaque fois je commençais par un dessin d’observation, le premier dessin de chacun de ces plans, et je redessinais image par image en partant de la dernière image sans revoir la précédente. Et donc oui là, c’était plus une sorte d’expérimentation. Avec le processus de l’animation qui est lent et répétitif, l’image se déformait toute seule petit à petit et je savais bien que j’étais en train de dessiner mon visage mais à un moment ça devenait juste une forme que je répétais et que je laissais se déformer comme un exercice d’animation.

GS : Ces scènes ont trouvé leur place dans le film a posteriori ?

NM : Je me suis dit assez vite je pourrais en mettre dans le film mais j’ai mis du temps à leur trouver leur place précise dans le film. J’aime beaucoup  les autoportraits en peinture. Ça me fascine en fait parce que c’est une captation d’un moment alors qu’en fait la réalisation de l’image en elle-même  prend du temps. Ça se dilue de toute façon et c’est une trace de quelque chose mais qui qui est complètement indéfinissable. C’est très curieux de se dessiner soi-même. Ça devient juste un ensemble de traits aléatoires et ça résonnait avec ce questionnement identitaire et introspectif qu’il y a dans le film. Il y en a que je n’ai pas mis dans le film, il y en a que j’ai quand même un tout petit peu retravaillé pour les rallonger un tout petit peu par rapport au rythme du film. Ils ont plus trouvé leur place par rapport au texte et aux autres plans qui étaient à côté, parce qu’ils font chacun partie de séquences.

Christophe Rault au son a aussi été beaucoup intéressé par ces autoportraits et ça l’a aidé à structurer les choses. C’est devenu des espèces de piliers, dans le montage, pour faire une  narration en arcs, constitués des autres plans et agencer les plans, les sons et les parties de texte qui se plaçaient entre.

GS : Je n’ai pas le souvenir qu’il y ait de la musique dans le film. Est-ce qu’il y en a une ?

NM : Très peu. Juste à la fin dans dernière partie du film après un cut, on voit l’arbre au sol et la musique arrive à ce moment-là et accompagne toute la fin du film. Au début, je ne voulais même pas du tout de musique et c’est de nouveau Christophe qui est venu avec cette musique à la fin. Il y a beaucoup de sons qui sont pas nécessairement des bruitages pendant tout le début du film. Il y a tout un travail sonore. C’est narratif aussi à sa manière et à la fin, il y a la musique mais il y a presque plus de bruitage. Il n’y a plus beaucoup d’autres informations sonores à part la musique et un petit peu de texte. 

WH : Tu disais que tu avais montré l’avancement de ton travail à quelqu’un d’autre. J’imagine que c’est Johanna Lorho qui est remerciée à la fin.

NM : Oui.

WH : Joanna Lorho est une réalisatrice que Zorobabel a coproduit il y a une dizaine d’années. Je voulais savoir si cet échange était plus une forme d’encouragement ou si ça a eu de réels effets sur le montage, l’écriture et les idées.

NM : Un peu les deux en fait. C’est vraiment l’idée du regard extérieur en fait parce que, quand on est dans le projet, il y a des moments où on ne sait plus très bien ce qu’on est en train de faire. Et donc oui les discussions avec elle m’ont un peu conforté dans l’idée que qu’il y avait quand même quelque chose à raconter avec tout ça, parce que parfois je n’étais plus tout à fait sûre. Elle voyait des choses que je ne voyait pas et donc ça m’a poussé à emmener certaines scènes un peu plus loin, à creuser un peu plus certains aspects, à structurer, à trouver une cohérence.

GS : À la fin d’un travail comme celui-là, quand on prend un peu de distance et on rêve au film suivant, on peut faire le bilan : est-ce qu’il y a des choses que tu aurais faites différemment avec toute l’expérience que tu as à présent sur ce film ?

NM : Je ne crois pas que j’aurais fait les choses différemment mais je ne referai plus les choses de la même façon en tout cas pour un prochain projet. Mais je ne vois pas comment j’aurais pu le faire différemment. Je me suis détachée de ce film. C’est toujours curieux d’ailleurs d’en reparler de manière si détaillée parce que je suis plus du tout dans ce processus. J’ai des idées pour un projet mais de nouveau je ne sais pas encore si je vais faire un livre ou un film. Et en tout cas si je fais un film, je crois que je vais plus écrire avant. Pas qu’une démarche est meilleure que l’autre mais j’aimerais bien essayer d’être moins fragmentée dans le prochain, juste pour essayer autre chose, mais pas parce que ça pourrait mieux coller à ce que j’essaie de faire.

GS : La fragmentation est un mot, mais c’est aussi une image qui existe dans le film : c’est la maman qui fait le cheval et se disloque en morceaux et, si je me souviens bien, les morceaux se recollent par la suite. Il peut y avoir une source de fragmentation et une source d’assemblage. Est-ce que j’interprète correctement ? Est-ce que c’est conscient ?

NM : Oui, c’est plutôt positif, elle se rassemble mais pas tout à fait quand même. On a tous la possibilité d’avoir des moments où on est plus cohérent et plus assemblé et des moments où…

Extrait de carnet

GS : Ça fait partie du vocabulaire plastique spécifique effectivement qui est développé dans le film.

On a évoqué tout à l’heure des plans comme celui de l’arbre ou du motard, qui ne sont pas directement liés à une ligne dramaturgique. Néanmoins, ils sont là, ils prennent leur place, comme des impacts qui conditionnent un peu notre perception. Même si on les oublie, parce qu’ils ne sont pas liés à la narration. C’est un problème que je me pose personnellement : comment gérer ce qui est connecté et c’est qui est disloqué ou fragmenté pour que le spectateur ne se perde pas ?

NM : L’animatique ou le pré-montage dun film se présentait comme une lasagne : il y avait une piste avec tous les plans, une piste avec tous les autoportraits, une piste avec tous les plans reprenant les petites observation de choses insolites, une piste avec tous les plans à la mer et avec l’enfant. Il y avait comme ça plusieurs couches. C’est ça qui était difficile. Tout ça coexistait et si j’avais pu, je les aurait laissés en même temps. Mais quand on fait un film, on est obligé de les disposer l’un après l’autre. C’était compliqué de savoir quelle partie de la lasagne mettre après l’autre. J’expliquais cette histoire de lasagnes à Christophe Rault et c’est comme ça qu’on est arrivés avec cette idée d’arcs dans la narration qui m’a aidé à trouver l’ordre des choses.