THEORY
MASTERCLASS

ÉCRIRE L’ANIMATION : GUY PIROTTE

Guy Pirotte : Je vais parler de la manière dont le cinéma que je propose est advenu, donc, depuis le début, très tôt, tous les éléments qui ont évolué au cours de ma vie et qui ont débouché sur le travail que je vous présente maintenant. Je ne savais pas au départ depuis peut-être l’âge de 2 ou 3 ans où j’allais aller. Dites-moi si vous avez des questions à poser.

 

 

Zepe : Quand tu es arrivé à La Cambre, comment t’es-tu senti par rapport aux autres étudiants qui étaient dans le département ? Quelles étaient tes influences en cinéma d’animation à l’époque ? Est-ce l’animation qui te motivait ? 

 

 

GP : Je suis arrivé dans l’atelier quand je suis arrivé à Bruxelles de ma province, de l’athénée où j’ai fait mes études secondaires à Wavre. En 1964, je voulais faire des études de cinéma à l’INSAS où il n’y avait pas encore de réalisateurs sortis au bout de quatre ans d’étude. Il y avait énormément d’étudiants dans ces premières années qui se sont présentés aux sélections, à savoir un examen d’une semaine. On m’a dit que j’avais un feu orange donc j’étais accepté. J’ai passé 3 mois à à l’INSAS. Ça m’intéressait, j’avais envie de faire du cinéma sans savoir lequel. Après 3 mois, je me retrouvais sur le carreau [pourquoi ?]. Je ne pouvais plus m’inscrire nulle part, les inscriptions étaient clôturées. On m’a proposé la Cambre en photographie. J’ai passé environ 3 mois en photographie en espérant repasser mon examen à l’INSAS avec un peu plus de maturité. Je pouvais suivre les cours théoriques en matinée, histoire de l’art, esthétique, ainsi de suite. Et j’allais au labo développer mes photos. Et puis j’ai appris – je ne sais plus par quel chemin, mais je ne crois pas au hasard – qu’il y avait un atelier de cinéma qui était tenu à l’époque par Gaston Roch et Robert Wolski. Je suis passé de la section photo à l’atelier de cinématographie d’animation de la Cambre qui n’existait pratiquement pas, il venait de naître. Il y avait déjà un atelier de cinéma à La Cambre, c’était un des premiers ateliers de cinéma, où l’on faisait aussi de l’animation, surtout au préalable avec Gaston qui était plus féru d’animation et que Robert avait choisi pour son voilà son aptitude. Il était graphiste aussi, il a travaillé à l’Expo 58 en tant que graphiste. Il n’y avait pas beaucoup d’étudiants dans cet atelier à l’époque, il faut bien imaginer.Je n’étais pas encore admis mais j’ai décidé à ce moment-là de ne plus retourner à l’INSAS et de présenter mon examen à la Cambre lors de l’examen d’entrée suivant en 1965, parce que ça m’intéressait aussi. J’ai bien sûr été admis, il n’y avait pas grand monde qui se présentait. Donc, jusqu’en 1969, pendant 4 ans, j’ai fait tous mes travaux d’animation et en prise de vue directe, parce qu’il y avait du matériel et parce que la section cinéma de la Cambre était en grand partie organisé autour du cinéma en prise de vue réelle. Et il y avait aussi du cinéma d’animation. Il y avait George Van Aarschot qui venait de l’équivalent flamand de l’INSAS, le Ritz. Il y avait Ivan Ségar. Il y avait Pierre Lucas une année avant moi (avec qui je suis devenu plus tard collègues en tant que professeur).

 

Z : Quand j’ai fait la Cambre, les profs nous incitaient à faire du cinéma en prise de vue réelle.
Les films que tu présentes ont un côté graphique plus proche de la peinture ou de la gravure. Je ne sais pas comment cette influence est arrivée à la Cambre et a disparu au début des années 70 le début, puis les films d’animation, évidemment encore très intéressant, ont commencé à être plus homogénéisés. Quand je regarde tes films, j’ai l’impression que tu as eu des influences graphique et cinématographique comme Robert Breer ou Len Lye,mais aussi de la peinture. Y avait-il, à La Cambre ou dans tes influences, des formes, des graphismes, des mouvements qui te parlaient plus et qui t’ont guidé dans cette voie ?

 


Si les bœufs savaient peindre, 1969

 

GP : L’atelier de la Cambre n’était pas un atelier de cinéma d’animation au départ, c’était un atelier expérimental. Et autant George Van Aarschot que moi voulions faire du cinéma en prise de vue réelle. Comme il y avait des banc-titres pour pouvoir filmer des documents photographiques, cela a poussé Robert Wolski à réorienter la section. La compagne de Robert était la fille du directeur, l’architecte Léon Stynen. Ça lui donnait une certaine facilité. Robert avait fait une école de cinéma en Pologne. La section cinéma de La Cambre devait fermer parce qu’il y avait déjà l’INSAS. Robert voulait évidemment éviter une telle perte. Comme il y avait tout l’environnement artistique, la peinture, le dessin et tous les les arts possibles, il a voulu créer une section de cinéma d’animation pure. Mais il y avait toujours 5 ou 6 étudiants qui terminaient leur cycle de cinéma en prise de vue réelle.  Comme Robert et Gaston étaient les responsables de l’atelier d’animation pure, on ne les voyait plus trop souvent venir montrer ce qu’ils faisaient.

 

Z : Des étudiants m’ont dit qu’il y a maintenant en Belgique des études secondaires artistiques. Au moment où tu es rentré, on rentrait de façon plus libre. Les étudiants venaient d’horizons beaucoup plus diversifiés que maintenant. Il y a maintenant une certaine homogénéisation dans leur profil des étudiants. 

Ça me fait penser au livre de Dominique Willoughby, Le cinéma graphique. Ça ne parle pas tellement de cinéma ou d’animation, ou du trucage. C’est plutôt une approche graphique du mouvement animé. Il donne énormément d’exemples depuis le début du siècle passé. Il fait toute une histoire du cinéma graphique, l’expressionnisme, à travers ses filtres à lui. 

Quelles étaient tes influences du point de vue de l’animation, de la peinture ? 

Parce que les films de l’ONF comme Caroline Leaf s’inscrivaient déjà dans une voie plus cinématographiques. J’ai l’impression que ta base est encore périphérique à tout ça.

 

GP : Mon imprégnation de l’animation évidemment, c’était Walt Disney. Il n’y avait rien d’autre. On n’en voyait très peu à part Len Lye ou Robert Bree, mais beaucoup plus tard. Mais la grande machine du film d’animation, c’était – il n’y a rien à faire – Walt Disney. J’ai connu Bambi. 

 

 

D’abord je suis né à Liège en février 44, sous les bombes volantes. Ma mère me descendait à la cave dans une peau de mouton. C’était la fin de la guerre, la dernière offensive allemande et les bombes tombait sur Liège. J’ai vécu 5 ans à Liège jusqu’à ma première école fondamentale. Et j’ai connu alors les films de Walt Disney que ma mère m’emmenait voir. Des films pour les enfants comme Bambi et Dumbo. Je collectionnais les chromos Dumbo dans le chocolat de Beukelaer d’où mon addiction au chocolat. J’ai encore ce bouquin de Dumbo après 80 ans et je l’ai utilisé dans mon travail d’ailleurs. Parce que mon travail en fait, c’est le travail de ma vie. Ça ne se voit pas à l’écran, ce n’est pas un documentaire sur moi. Mais il y a beaucoup d’éléments de ma vie qui vont refaire surface dans ce film mais avec des formes graphiques complètement folles que personne ne peut comprendre à la limite à part moi. Donc j’assiste aux séances de Walt Disney, je vois Dumbo, je collectionne les chromos et j’adore le chocolat.

 

Quand j’arrive à l’école primaire, mes parents quittent Liège pour aller habiter avec mon grand-père dans le Brabant wallon à Grez-Doiceau. Je fréquente l’école communale de Doiceau pendant 10 ans et je découvre le thaumatrope et le phénakistiscope à découper dans le journal Tintin, ou plutôt le journal Spirou, avec notamment Lucky Luke. J’avais moins de 10 ans avant l’athénée. C’est fondamental dans le le cinéma que je réaliserai plus tard. Vers 10 ans, je passe à l’Athénée à Wavre où je fais d’autres expériences très fondamentales. Pour  je ne sais quelle raison, mes parents m’offre pour la Saint-Nicolas un projecteur de cinéma 35 mm à manivelle, avec une bobine de film. Quelques années après, à 12-13 ans 13 ans, je découvre à Wavre un magasin qui vend de la pellicule 35 mm au mètre. J’achète avec un peu d’argent de poche des mètres de pellicule sans jamais obtenir une histoire complète. Ce sont des morceaux de Tarzan, du western et je projète ces bouts de films les uns après les autres sur un drap de lit. C’est un montage morcelé, sans narration. 

 

 

Pendant mes études, je passe à l’Athénée de Rixensart après un échec et je subis des tas d’influence à travers des revues de cinéma comme Les amis du film, parmi les premières revues de cinéma qui paraissent à l’époque. C’est ce qui me décide à m’inscrire dans une école de cinéma. Et je n’en connais qu’une, c’est l’INSAS qui venait d’être créé 3 ans plutôt et sur laquelle je récolte des informations grâce une étudiante qui habitait un proche village. J’y vais pour la photo. Mais je découvre l’atelier de cinéma à La Cambre. Le cinéma d’animation n’est pas mon but premier. Je n’ai plus envie de repasser l’examen d’entrée de l’INSAS et je prends la décision de passer l’examen d’entrée à La Cambre. Chaque année, pendant 3 ans, je réalise un film, dont On (vimeo.com/63738299). Il n’y a pas de montage, c’est du cinéma en prise de vue réelle, avec George Van Aarschot qui me filme avec sa caméra Paillard. C’est l’histoire d’un cadavre que deux copains transportent à travers la ville. Pendant 3 années, à partir de la 2e année, je fais de plus en plus d’animation parce que ça me passionnait et déjà au tout début il y avait dans dans mes films d’animation la question de la perception telle qu’on la trouve dans les thaumatropes et les phénakistiscopes. 

Je découvre le Musée du Cinéma, qui est phénoménal et où je me rends tous les soirs. Ledoux, le directeur, fait le tour des distributeurs, avec Robert Wolski, pour récupérer le maximum de copies de film et les programmer, avec leur accord, à la cinémathèque, dans un cadre non lucratif.

 


On, 1966

 

Z : Concernant le film Si les bœufs savaient peindre, réalisé plus tardivement, j’ai trois questions : 

  • le style de représentation est particulier. Comment trouves-tu ton style graphique ? Quelles sont les influences ?

  • ce n’est pas un film spécialement narratif, comment l’élabores-tu au départ ? Ce n’est pas au montage que tu le conçois, j’imagine ?

  • que penses-tu du résultat par rapport à l’idée initiale ?

 


Si les bœufs savaient peindre, 1969

 

GP : J’ai encore le scénario de Une girafe (vimeo.com/63700727) mais je travaille très peu en fonction d’un scénario. Plutôt sur bases de dessins et à partir de là naît l’histoire. Le film n’est pas charpenté comme la plupart des films avec un scénario le sont. C’est un cinéma éclaté, comme ce que je faisais enfant avec le montage des bobines 35 mm.


Une girafe, 1967

 

Z : Quand on était gosse, on trouvait des photogrammes de film dans les emballages de chocolat ou de chewing gum, qu’ils ont dû récupérer d’une archive de film. On accédait à une portion d’une chose plus grande, c’était assez magique. 

Pendant la deuxième guerre mondiale, au Portugal, on a distribué énormément de projecteurs 16 et 35 mm dans les écoles pour des raisons de propagande, avec des films institutionnels, mais il y en a des milliers qui n’ont jamais été utilisés et qui ont restés dans les caves. Entre 45 et 60, on les a remis en circulation pour qu’ils soient achetés dans les marchés au puces.

Au final, tu construis tes films au stade du montage ou tu sais au départ comment ça va se faire ?

 

 

Georges Sifianos : Juste pour élargir un peu le débat : on cherche à fouiller les racines et les origines. L’Empire Disney s’est vu usurpé la primauté par la télévision qui a obligé Disney à adopter une animation plus saccadée, avec des formes plus “adultes”, plus géométriques, avec l’influence de la fameuse école de Zagreb. 

Si on est biberonné avec Disney et ses formes achevées, comment va-t-on ensuite se positionner à l’opposé, dans une forme de contestation de Disney ? Il y a forcément une raison.

Les films de Guy Pirotte me rappellent vaguement, sans savoir s’ils sont postérieurs ou antérieurs, l’esprit des films de Walerian Borowczyk, parfois Peter Földes, parfois l’école de Zagreb ou des films bulgares, à savoir un type d’animation angulaire, limitée et saccadée. Est-ce que ce type de films existait déjà pendant ton parcours scolaire ?

 


Surogat de Dušan Vukotić (un des fondateurs de l’Ecole de Zagreb de films d’animation), court métrage primé aux Academy Awards en 1961.

 


Les jeux des anges de Walerian Borowczyk, 1964

 


Au delà du temps de Peter Földes, 1976

 

GP : Un de mes professeurs, Gaston Roch, circulait avec une valise de films qu’il allait chercher à l’Office du Film du Canada. J’étais fort influencé par Norman McLaren pendant mes études à La Cambre. Le tout premier que j’ai vu de lui, sans savoir qui c’était, c’était Il était une chaise en 1958 à l’Exposition Universelle de Bruxelles au pavillon du Canada (onf.ca/film/il-etait-une-chaise). J’avais 14 ans, mais je ne me disais pas encore à ce moment-là que je voulais faire de l’animation. J’ai rencontré McLaren à Montréal peu avant sa mort. J’étais très heureux de le rencontrer parce que, pour moi, c’était quelqu’un de fantastique, de formidable, un chercheur : dessin sur pellicule, etc.

 


Il était une chaise de Norman McLaren, 1957

 

Plus tard, j’ai découvert Caroline Leaf bien sûr, elle travaillait avec de la pâte à modeler, je crois. Le mariage du hibou : une légende eskimo que j’ai vu à Annecy (NDR : réalisé avec du sable, 1974, onf.ca/film/mariage_du_hibou_une_legende_eskimo).

 


Le mariage du du hibou : une légende eskimo de  Caroline Leaf, 1974

 

Dans Si les bœufs savaient peindre, j’utilise la persistance rétinienne comme dans les thaumatropes de mon enfance. 

Dans It’s a long way from home (vimeo.com/64103094), j’ai utilisé un Télécran, un jouet pour enfant avec deux boutons qu’on manipule pour créer des dessins.

 


It’s a long way from home, 1968

 

Nous travaillions dans des conditions très compliquées. Je n’ai jamais travaillé en tant qu’étudiant sur un support négatif. Le négatif a commencé avec l’atelier de production en 1980 grâce à des moyens octroyés par la Communauté française (NDR : un atelier de production est une structure soutenue par le Centre du Cinéma dans le cadre d’une convention. L’aide octroyée aux ateliers d’école permet de financer les films d’étudiant). Avant ça, on travaillait avec de la pellicule Reversal Ektachrome commerciale, une seule copie qui pouvait servir de négatif, mais comme on n’avait pas beaucoup de moyens, on ne tirait pas de copie, donc le négatif servait comme copie qui circulait et était projetée.

GS : Il n’y avait pas de Line test ?

 

GP : Quand j’étais prof, on a commencé avec le line test d’Alex Carola, un ancien de La Cambre que Zepe a probablement rencontré. Avant, comme line-test, on utilisait de la pellicule en super contraste qu’on trempait dans un saut et qu’on étendait à sécher sur des mètres dans les locaux. Après, à la fin des années 80, on a eu la possibilité de recourir à l’informatique qui nous a sauvé. D’abord le modèle japonais puis le modèle d’Alex Carola qui était plus puissant parce qu’on avait là la possibilité d’afficher quatre valeurs de gris que le line-test japonais était limité au blanc et au noir.

 

Z : La pellicule super contraste, ça devait être en 1972-73. Le line-test était une pellicule négative, blanc sur noir. Ça donnait une idée du rythme, mais ce n’était pas très pratique parce qu’évidemment il fallait toute une après-midi rien que pour faire un test et on ne pouvait faire qu’un ou deux tests maximum par film. Pour les premières publicités que j’ai faites au Portugal à partir de 1982-83, toute l’animation était peinte et ça passait à la télévision sans faire un seul test. 

 

GP : On ne faisait pas de test pour les films que j’ai réalisés. On ne faisait pratiquement pas de montage sauf pour les films en prise de vue réelle que j’ai pu faire sur la table de montage avec la colleuse. Pour les films d’animation, on essayait d’être le plus correct possible pour ne pas devoir couper dans les films et on les présentait pratiquement tel quel.

S’il y avait une erreur, on coupait quelques images si on le pouvait et on la collait avec de l’adhésif mais on ne faisait même pas de collure à la colle.

Je reviens sur la question de Georges par rapport aux films de Walt Disney. Il y a un personnage de Disney m’enchante encore. Ce n’est pas Mickey Mouse, ni Donald Duck, c’est Iga Biva le mangeur de kumquats, qui n’a rien à voir avec le graphisme de Disney. J’adorais ce personnage, je l’adore toujours. Il a des attitudes qui n’ont absolument rien à voir avec le côté bien carré de Disney et il y a encore des histoires de Iga Biva dans de vieux Mickey. Je devais avoir une dizaine d’années. C’est cette différence qui m’intéresse, pour répondre à Georges.

 

 

GS : C’est quelque part une mise en question.

 

Vincent Gilot : D’après Wikipédia, il est apparu en 1947, trouvé au fond d’une caverne, il serait l’homme du futur qui serait tel que l’homme sera dans 1000 ans.

 

 

Z : C’est proche de certains personnages de Ziraldo Alves Pinto, un dessinateur brésilien. 

 

GS : Dans les films de Guy Pirotte, il y a quelque chose qui persiste : le clignotement, l’effet stroboscopique. Cela produit un résultat vivifiant, mais il n’est pas facile à contempler. C’est un peu irritant pour le spectateur, c’est comme si on lui donnait des claques…

 

GP : Ce n’est pas une volonté de donner des claques. On dit en effet que mon travail est difficile. Comment y suis-je arrivé ? Au moment où j’ai pris ma retraite en 2008, depuis 15 ans donc…

 

GS : Pardon, Guy, mais on peut voir cela depuis les premiers films. Dans La machine à viande est cassée, il y a déjà cet effet de clignotement, une image sur deux.

 


La machine à viande est cassée, 1974

 

GP : Je suis d’accord, mais c’est à présent beaucoup plus complexe au niveau de la perception. Dans La machine à viande est cassée, ça va jusqu’à quatre images qui se succèdent. Dans ce projet entamé en 2008, j’ai 40 heures de film. Oui, c’est un travail, comme tu le dis, difficile. Mais je pense à l’impressionnisme, ce n’est pas compliqué en soi, il est simplement différent. Le cubisme et Picasso sont difficiles.

Sur le site que ma fille a créé, je créais chaque jour de petites séquences d’animation de quatre ou deux images en boucle.

 


La Machine à Viande est cassée in Clés pour le spectacle – Novembre 1974 – Boris Lehman

 

Lors de ma retraite, mon premier travail était destiné au festival de dessin animé de Bruxelles pour leurs 25 ans. Ils avaient demandé de faire 10 secondes à une vingtaine de réalisateurs dont Raoul Servais, des étudiants de la Cambre et Zorobabel.

 

Les 25 ans d’Anima, 2006

 

En tant que professeur, je ne veux pas enseigner la recherche cinématographique. C’est la personne elle-même qui doit décider de faire de l’abstraction ou pas, enfin de la recherche cinématographique. C’est un parcours personnel. Un jour, mes étudiants ont vu mes films, je ne les avais jamais montrés. Ils m’ont dit mais pourquoi tu nous as pas montrer ça? J’ai dit non, ça dépend de vous, vous avez envie de faire ça ? vous pouvez toujours le faire. En tant qu’enseignant, j’ai toujours fais en sorte qu’ils soient formés le plus possible, que leurs films soient montrés dans les festivals un peu partout, à l’étranger, disons à partir des années 90, quand on a eu une production d’une certaine qualité et une certaine quantité aussi : on pouvait montrer une bobine d’une heure-une heure et demi. Et Gaston y contribuait. Il a donné cours à Charleroi et à Espinho pendant des années.

 

GS : Et aux Gobelins aussi. Je l’ai eu aussi comme professeur pendant une année. 

 

GP : C’est un type fabuleux. Il y avait deux personnages : Don Quichotte, c’était Robert et Sancho Pansa, Gaston, qui était en plus mutilé de guerre suite à une explosion. Il lui restait un moignon à la place du bras. Il se trimbalait avec ses valises à travers la Belgique, aussi bien en Wallonie qu’en Flandre, parce qu’il y avait aussi une collaboration avec Raoul [NDR : Raoul Servais qui a fondé la section Animation de l’Académie royale des beaux-arts de Gand (KASK) et a enseigné à La Cambre]

 

GS : Peut-on revenir à l’effet stroboscopique ? 

 

GP : Oui. Il y a donc eu ce travail pour Philippe Moins et Doris Cleven, responsables du festival Anima à l’époque. En 2008, ma fille a entrepris de faire un site. Elle a tout fait pour apprendre l’informatique, elle a suivi des cours et elle a créé mon site. Tous les jours, pendant 15 ans, j’ai accumulé une matière considérable d’animation.

C’est l’œuf de Colomb, qui fait tenir un œuf debout : je crée une image dans Photoshop, à l’aide de filtres, qui sont inouïs, je la tourne vers la droite trois fois de suite. Ça génère quatre images, mais il y a des séries de six parfois. Il y a des modules de deux images aussi. Ça produit, au niveau de la perception, un effet particulier. Vous êtes les premiers à le savoir et à avoir vu les rushes.

 

 

Ici intervient un personnage très important, c’est Montaigne. Qu’est-ce que Montaigne a à voir avec l’animation ? Il a à voir avec la durée, le temps, le temps du travail, de la résilience qu’il y a à faire ça pendant 15 ans. J’ai connu Montaigne quand j’étais étudiant. Sa méthode de travail m’intéresse. Il a travaillé sur le temps. À un moment donné, il a écrit des articles [NDR : dicté], il les a repris des années après et les a encore repris des années après, sur trois périodes, avec une vision générale. J’ai repris des séquences créées en 2008 et je les ai abordées autrement et que j’ai retravaillées encore et encore.

Cela produit un effet de continuité parce qu’il y a malgré tout un lien entre ces séquences.

 

 

GS : Il n’y a pas de musique ni de son, mais il y a un visuel qui a tout de même quelque chose de musical. Est-ce que c’est prévu ?

 

GP : En principe, si je peux terminer, Inchallah, il y aura de la musique. J’ai réalisé deux films hors école, La machine à viande est cassée, en 1974, et Lis tes ratures avec un musicien, un pianiste, Georges Deppe. C’est un film évidemment connoté au niveau de la couleur politique, un peu désuet au niveau politique parce que les événements qui se sont passés au Chili avec le coup d’État de Pinochet et la musique finale est chilienne.

 


Lis tes ratures, 1983

 

GS : Il y a aussi l’hymne des États-Unis à deux reprises.

 

GP : Oui, elle est triturée. Il y a quelques années, j’ai revu Georges Deppe pour la sonorisation du film mais je l’ai pas senti intéressé pour je ne sais quelle raison. 

En réfléchissant, j’ai découvert la manière dont j’allais travailler la bande son que ferai moi-même. J’ai découvert Henri Pousseur qui faisait de l’électroacoustique, le début de la musique par ordinateur, dont une création qu’il a faite un peu avant sa mort, Paysages planétaires

 

J’ai aussi lu récemment Nouba de l’écrivain Eugène Savitzkaya, accompagné d’un CD. C’est, tant sur un plan littéraire dans le livre que sur le plan sonore dans le disque, un travail sur la perception parce qu’il y a plusieurs voix entremêlées qui parlent. 

 

 

GS : On peut évoquer la notion de morcellement.

 

GP : J’ai été aussi nourri par la musique concrète, comme dans Symphonie pour un homme seul, un ballet de Maurice Béjart, réalisé avec des bruit de porte et des grincements. Ça a évidemment été mal reçu.  Sur le plan théâtral, La veuve joyeuse qu’il a repris à Bruxelles en 1963, quand il est venu de France et qui a pas mal choqué à l’époque en s’en prenant à la bourgeoisie pendant la guerre, avec ses joies et ses plaisir, et en introduisant des militaires et la guerre pendant la représentation. Ça a fait scandale évidemment.

 


Symphonie pour un homme seul de Maurice Béjart, 1955

 

GS : Dans La machine à viande est cassée, on peut lire la phrase ni dieu ni maître. Il y a ce maître-mot morcellement, la notion de brisé. La machine à viande est “cassée”. Il y a un contenu politique derrière cette vibration permanente qui vous suit pendant des années.

 

  

 

GP : Je me considère comme anarcho-communiste.

 

GS : Sur un plan psychologique, sans forcément faire de la psychanalyse du comptoir, il y a une certaine difficulté à regarder ces films stroboscopiques, mais aussi, forcément, une fascination pour cette difficulté, cette aridité ou cette austérité. Il y a une séduction de la difficulté…

 

GP : J’en suis bien conscient.

 

GS : Politiquement, cet aspect brisé, disruptif, renvoie à la mise en question des formes établies précédemment incarnées par Disney ou les États-Unis. La machine états-unienne à hamburger est cassée. Et en même temps, pour le créateur et pour les spectateurs, il y a quelque part un attrait pour la difficulté. 

 

 

GP : La difficulté de La machine à viande est cassée a fonctionné dès les premières projections. Il y avait un public. Il y a eu maintes séances en général sauf à Annecy où je me suis fait siffler. Mes deux films se sont fait sifflés à Annecy où ils étaient en compétition. La recherche a connu une période très vivace dans la création en général dans les années je dirais 60 jusque 1974. On m’a dit ton film arrive au bout de cette période

Lis tes ratures surtout a provoqué un chahut. C’est un texte dont on ne perçoit que des composantes et qu’on ne peut pas le lire en une fois. C’est un extrait d’une interview de Julian Beck, du Living Theater avec Judith Malina. Ils ont fait des happenings notamment en France au festival d’Avignon. J’ai vu deux de leurs spectacles au Théâtre 140 à Bruxelles, Antigone et Frankenstein

 

 

Z : Il y a un groupe à Chicago, que personne ne connaît, de 1962 qui s’appelle Harry Hoe et qui a créé un certain graphisme, un espèce de peinture Op Art underground et ça a débouché sur des films comme ceux de Peter Foldès ou à Yellow Submarine de George Dunning. Ça a été à l’origine de toute la bande dessinée underground américaine.

Vincent, as-tu le souvenir que les expérimentations de Guy ont été suivies par des étudiants de la Cambre ? Quand je suis arrivé dans les années 70, il y avait certaines personnes, Patrick Theunen ou d’autres qui faisaient ça. C’était plutôt une influence de la mode que de la recherche en elle-même. Ça imite des tapisseries, des dessins d’ordinateur qu’on voit au début des années 60. On peut aussi trouver ça dans les dessins de Saul Steinberg. Est-ce que, Vincent, tu te souviens de gens à la Cambre qui ont perpétué cette voie autour de la persistance rétinienne ou si ça a disparu dans les années 70-80 ?

 

VG : Ça a plutôt disparu. Ça arrive encore de temps en temps. Je pense que ces expériences visuelles sont très liée à la pellicule qui permet de voir toutes les images les unes à côté des autres. Alors que, quand tu regardes une clé USB, on ne voit pas que c’est une suite d’images. Depuis plusieurs années, un scénario est exigé comme une base nécessaire à la réalisation, notamment si tu veux déposer un dossier de demande d’aide à la Commission de Sélection du Film au Centre du Cinéma. Si tu n’as pas de scénario, ton film n’aboutira jamais sauf si tu vas dans une commission comme le Lab, qui aide des films expérimentaux.

Je me souviens d’un jury dont Guy était justement membre et Guy avait expliqué que, dans un film expérimental, il y a 80 % à jeter, mais que ça vaut la peine de jeter ces 80 % pour pouvoir nourrir les 20 % restant. un tel calcul est très mal reçu aujourd’hui. On vise l’efficacité. Il y a beaucoup plus d’étudiants aujourd’hui que lorsque tu faisais tes études, Zepe ou lorsque je les faisais. Il y a une explosion de créateurs à La Cambre.

 

GP : Comme je l’ai dit, le désir de la recherche vient des personnes elles-mêmes. Ça ne s’enseigne pas.

Je n’ai pas fait beaucoup de films mais ce n’était pas le but. J’aurais pu pendant ces 15 ans faire un un film pour être dans un festival ou deux. J’ai 40 heures de film donc j’aurais pu faire un court métrage sans problème. 

C’est très difficile actuellement dans un monde qui a besoin d’histoire de considérer mon travail mais ce n’est pas pour ça que je ne vais pas continuer à passer des heures et des heures et des jours et des nuits à y travailler.

 

GS : J’observe le changement des formes depuis l’arrivée des studios UPA et de l’école de Zagreb. Toute cette tendance de l’animation angulaire “adulte” qui s’oppose à l’animation élastique et tout en rondeur du cartoon américain notamment. Comme dans le design, un rond passe mieux, un angle est plus agressif. Comme une prise de conscience de la douleur de la guerre. Parce que cette génération a vécu quelque chose de non pas inimaginable, mais tout de même très éprouvant. Forcément, ça laisse des traces. 

Est-ce que l’on peut établir un rapport avec le vécu de l’humanité pendant la deuxième guerre mondiale ?

 

 

GP : C’est fort possible, mais ce n’est pas conscient chez moi. Il est vrai que les guerres ont marqué mes films. Dans La machine à viande certainement. Lis tes ratures beaucoup moins parce qu’il est plus neutre que La machine à viande qui est plus évidemment politiquement marqué. Dans un article de la revue de cinéma Banc-titre, il y a une page entière qui y est consacrée par un des animateurs que j’avais rencontrés à Annecy.

Pour l’instant je ne vois pas de possibilité en termes d’expérimentation. Il y en a probablement un certain nombre qui travaillent en vase clos. C’est plus compliqué de les voir.

À partir des 40h de rushes, j’espère faire un film de quatre heures. Quatre heures de projection. Ça a du sens pour moi. Ça doit être long. Je suis curieux de voir aussi le nombre de personnes qui vont rester dans la salle et qui vont se taper quatre heures de ce genre de film. Ce sera très difficile, c’est une expérience. Il existera de toute façon comme Sleep de Warhol que je l’ai vu dans son entièreté. C’était une époque où on voyait ce genre de film pendant des heures où il ne se passait rien. Le grand prix du festival de knokke est un film magnifique : la caméra se rapproche très lentement et plonge dans une image de mer. C’était les années 70. Après c’était fini. Il y a déjà très longtemps, il y avait de temps en temps au festival de dessin animé une séance un peu exceptionnelle avec des films expérimentaux.

 


Sleep de Warhol, 1964

 

À certains moments je me dis que ça ne va pas marcher. À 80 ans, on a aussi envie de vivre plus calmement. Je suis responsable de ce que je fais parce que j’impose des conditions qui sont difficiles pendant la projection. Même si ça ne faisait que 20 minutes, ce serait déjà long.

 

Z :  Est-ce pour toi absolument nécessaire de le montrer dans une salle obscure ? Est-ce que ça doit vraiment être un film avec une suite, une chronologie, un début, une fin. Est-ce que tu envisages ces séquences de façon aléatoire ou comme des séries qui se font écho entre elles ? Pourrais-tu envisager de programmer ces séquences en boucle et les projeter sur un mur dans un musée ? Les boucles pourraient se déclencher en fonction des déplacements et des inflexions des spectateurs. Cela doit-il être absolument un film ?

 

GP : J’entends très bien ce que tu proposes. Je serais tout à fait partisan de pouvoir le projeter dans une salle où le public peut circuler et reste le temps qu’il souhaite.

 

Z : J’en parlais avec Vincent et William : à La Cambre, on fait des films qui sont projetés dans une salle obscure avec des gens qui s’asseyent et sifflent peut-être à la fin.

En mode déambulatoire, il faut éviter que ce soit décoratif sinon ce n’est plus intéressant.

 

GP : Oui, probablement si j’arrive au bout du montage et de la sonorisation, j’envisagerai des lieux comme par exemple le Wiels [NDR : centre d’art contemporain à Bruxelles]. Qui oserait aujourd’hui faire cette expérience ? Il n’y aura personne. Ils vont rester 5 minutes ou même pas une minute et ils vont sortir.

Mais le film aura aussi un sens en tant que film, en tant que montage. C’est quand même le film de ma vie. Il va y avoir des éléments qui se réfèrent, ce ne sont pas que des images abstraites, il y a beaucoup d’images qui sont abstraites mais il y aura plein d’images figuratives : un petit beurre, un sablier, un masque de mort à la fin du film… parce que c’est ma fin : un jour je vais mourir, je ne peux pas l’éviter. Ça ira de ma naissance à la fin de ma vie. C’est ma vie aussi parce que j’y travaille depuis 15 ans à longueur de journée et de nuit. Il y a donc un sens à regarder le film pendant une durée assez longue et cela va perturber le spectateur, qui va perdre un petit peu le sens de la chose parce que ce ne sera pas explicite. Il y aura des moments de repos et de calme. C’est ça tout le travail de montage, avec des images qui relancent aussi le spectateur. Je ne sais pas encore ce que ça va donner une fois monté.

Mais je peux envisager que ce soit projeté des écrans multiples. C’est une conception différente de la narration.

 

Z : On parlait tout-à-l’heure de la dimension agressive de ces couleurs qui vibrent mais une question d’habituation.

 

GP : Je suis d’accord avec le fait qu’il y a un côté agressif mais cette agression est difficile parce que elle n’est pas habituelle. Dans les années 60 jusqu’au milieu des années 70, que ce soit la musique ou tout autre art, on était dans la recherche. Maintenant c’est fini. On travaille sur un projet qui est bien cadré et bien délimité. Je n’ai rien contre ça, je suis pas contre ce genre de cinéma. Je suis dans un type de recherche cinématographique, à la fois dans la forme et dans la conception, qui est différent. On n’est plus dans cette période où on pouvait accepter  de voir un homme qui dort filmé par Warhol pendant des heures. 

On est nombreux à chercher chacun dans son univers. Mais il n’y a pas de possibilité de montrer ces choses comme dans les années 60 et jusqu’au milieu des années 70.Il y avait l’invention aussi dans le long métrage : la Nouvelle Vague, c’était quand même étonnant, dans un mode assez classique avec une structure assez classique. À bout de souffle [Jean-Luc Godard, 1960] proposait un ton différent. 

 


À bout de souffle de Jean-Luc Godard, 1960

 

On retrouve encore ça de temps en temps. Le film tchèque Les diamants de la nuit [Jan Němec, 1964] : magnifique !

 

 

Il faut avoir cette volonté d’aller chercher Henri Pousseur ou Boulez. Ils ne sont pas tous morts mais beaucoup sont en train de mourir. Combien d’amis meurent par semaine, c’est bientôt ce sera mon tour. Ce n’est pas grave. La matière est là, si quelqu’un a envie de la reprendre et d’en faire quelque chose, elle est à sa disposition. Tant que je peux le faire, je le ferai.

 

 

Isabel Aboim Inglez : Je suis très curieuse de voir ce long métrage. Et je pense que je fais partie des personnes qui devront voir le film quelque soit le temps qu’il durera. Et je dis simplement que les voies de l’Expanded cinema sont toujours présentes [Le terme « Expanded Cinema » désigne un mouvement des années 1960-1970 qui utilise les outils audiovisuels dans un but artistique]. Il y a beaucoup de gens qui travaillent dans le cinéma traditionnel, mais l’Expanded cinema est une façon de penser et de travailler. Et je pense que l’animation est proche de cette manière expérimentale de penser l’image et le son dans une forme élargie [expanded] de cinéma. Je ne fais aucune distinction entre l’animation et le cinéma en prise de vues réelles. L’image peut être créée avec un stylo, un ordinateur ou une caméra. Cela me rappelle The Tulse Luper Suitcases de Peter Greenaway et Soft cinema de Lev Manovich. Il y a beaucoup de gens qui sortent des sentiers battus dans la logique de l’Expanded cinema et je pense que l’animation est une façon de faire de l’Expanded cinema. Je ne sais pas si vous êtes d’accord. Avec les nouvelles possibilités, nous pouvons penser d’une autre manière et montrer des images d’une autre manière. Que nous considérions cela comme du cinéma ou non est un détail pour moi. C’est du cinéma. C’est la même chose si l’on dit que le Nouveau Roman n’est pas de la littérature. Il l’est. Je suis donc très enthousiaste à l’idée de voir votre film, Guy.

 

 

GP : L’animation a été conçue au début surtout pour les enfants comme la bande dessinée. C’était Walt Disney qui a dominé industriellement le monde de l’animation. Il y a eu des expérimentations mais alors c’était toujours du court métrage. Disney a tenté de toucher un autre public avec Tron, un long métrage mêlant image en prise de vues réelles direct et animation par ordinateur mais ça a été un flop total. Peter Foldès avait utilisé l’ordinateur précédemment mais en  court métrage. Il y a les films de l’Américain Ralph Bakshi, qui ne s’adressaient pas aux enfants avec Le Seigneur des Anneaux notamment, réalisé en rotoscopie.

 

 

La recherche intéresse mais il faut être certain d’avoir envie de faire ça. Il faut cette volonté. En littérature, j’adore Georges Perec et dans les films aussi qu’il a pu réaliser. Il est mort très jeune.

 

 

Le cinéma au départ est trivalent : la voie du documentaire. Les premiers films sont des films documentaires, comme L’arrivée du train en gare de La Ciotat ou La Sortie de l’usine Lumière à Lyon, ce ne sont pas des films construits et pensés dans une logique de montage.

Puis il y a des films montés comme L’arroseur arrosé. C’est la deuxième voie.

La troisième voie est celle de l’imaginaire. C’est le grand Méliès. C’est fondamental.

En 1968, et je suis un vieux soixantuitard hélas, il fallait mettre l’imagination au pouvoir.

 


L’arroseur arrosé, Louis Lumière, 1895

 

Z : Dans Cinéma absolu avant-garde 1920-1930, un livre de 600 pages de Patrick de Haas, il rassemble notamment des interviews de Walter Ruttmann, Hans Richter et de ceux qui ont pensé le cinéma dans les années 20 et 30 de façon non-narrative. Aujourd’hui la situation est exactement pareille que dans les années 30.

 

 

Rita Cruchinho : Je pense que nous sommes toujours en train d’expérimenter. Chaque façon de faire quelque chose de la façon dont vous l’envisagez est une expérience. Une façon individuelle de penser. L’industrie est très forte et ne laisse pas beaucoup de place aux autres films. Mais je ne pense pas que l’on puisse dire que les gens n’expérimentent plus rien de nos jours. Je ne suis pas vraiment d’accord.

 

 

GP : Je pense que le fait de faire de l’expérimentation, de chercher, de réfléchir sur ce qu’est le cinéma ne se pose plus. Je me penche sur le travail de Joseph Plateau qui s’est brûlé les yeux en regardant le soleil et qui a aussi apporté beaucoup en termes de recherche fondamentale sur le cinéma.

 

 

Quand j’avais 7 ans-8 ans, mon grand-père, qui était paysan, et moi avions récolté les pommes de terre et, chaque année, on faisait ensuite un feu. J’ai pris un bâton et je l’ai fait tournoyer et dessiné des signes cabalistiques avec ce point lumineux. Tous les éléments que je peux rattacher à à ma vie me sont revenu dans une forme d’introspection. Ma psychanalyse je l’ai faite grâce au cinéma. Il faut avoir cette passion comme dans tous les domaines même si ça n’a pas d’issue que pour soi-même. C’est une addiction et une joie.

 

Z : Tu disais que la Cambre au début appelait la section département cinématographique, et que l’INSAS était établi à Bruxelles. Il y avait donc deux endroits, et celui qui l’a emporté, c’est finalement celui qui a pris le mot cinéma.

 

GP : Pierre Lucas a aussi commencé à l’INSAS qui prenait beaucoup de monde mais devait à un moment réduire. Pierre Lucas est arrivé avec Ivan Segar. Gaston Roch et Robert Wolski ont d’abord choisi Pierre. La Cambre et l’INSAS sont nées à peu près en même temps en termes d’animation parce qu’il y avait quand même l’école de cinéma avant l’atelier d’animation pure à La Cambre. Il y avait une école en Flandre avec Raoul Servais, le KASK. 

Pierre voulait lancer l’animation de marionnettes. Son film de fin d’étude était un film de marionnettes et son premier film hors école est un film de marionnettes qui s’appelle La roue de Ronkeloulou. 

Raoul Servais a aussi donné cours à La Cambre mais l’esprit de la Cambre, plus libre et plus individualiste, ne s’accordait pas avec celui de Raoul. Son cadre était beaucoup plus scolaire. Gaston et Robert avaient leur méthode. Je suis arrivé en tant qu’enseignant en 1980. 

Le producteur du cinéaste André Delvaux avait dit qu’il fallait fonder dans les écoles, l’INSAS, l’IAD et La Cambre, des ateliers de production. Si 68 a servi à quelque chose, cela a au moins servi à ça : la création des ateliers de production [NDR : un atelier de production est une structure soutenue par le Centre du Cinéma dans le cadre d’une convention. L’aide octroyée aux ateliers d’école permet de financer les films d’étudiant].

 

Z : Dans d’autres endroits, il y a des tentatives de faire des ateliers de production non-commerciaux, en coopérative, comme à La Cambre ou chez Zorobabel. Il y a un budget dédié qui n’est pas très élevé. Pourquoi ça ne se généralise pas dans les universités ?

Parce que les chefs d’atelier sont débordés et ne peuvent pas prendre ça en plus en charge ? Ou est-ce parce que le système politique préfère que les gens entrent directement dans la vie active et que ce soit l’industrie qui soit aux commandes, au lieu d’avoir une alternative au sein des universités qui change un peu l’orientation des choses ? 

 

GP : Les ateliers comme Zorobabel, comme Caméra-etc ont hérité de l’esprit de la Cambre parce qu’ il n’y avait pas d’examen d’entrée au départ. On prenait tout le monde. Il y avait entre gros guillemets beaucoup de déchets. 

C’est comme ça que les ateliers ont pu recruter parce que beaucoup n’avaient pas réussi à La Cambre parce qu’on était très limité. Pierre Lucas mettait en place des quotas très difficiles parce qu’on travaillait en pellicule. Il y avait des normes de caméras. Il y avait des plannings considérables que je faisais avec Pierre pour que chacun puisse travailler avec les caméras. J’ai commencé à financer les étudiants sortants comme Luc Noorbergen, Pierre Dalla Palma et Pierre Haelterman, un étudiant de communication graphique, il est toujours caméraman à RTL. Vincent Gilot, ici présent, est aussi un bénéficiaire de cette époque avec son film Marionnette, une magnifique déambulation dans les bâtiments de La Cambre. Puis un film en volume, Plein cirage au tournage (vimeo.com/63742784). 

 

Plein cirage au tournage de Vincent Gilot, 1985

 

On a été reconnu en Europe pour la diversité des films. Chaque étudiant avait sa personnalité et un style particulier.

On a travaillé avec ces caméras jusqu’à à peu près ma retraite.

J’ai essayé d’introduire les l’image de synthèse, c’était très compliqué. On a eu une personne qui venait de l’université – et qui venait manger son sandwich chez nous le midi,  parce qu’on ne pouvait pas engager du personnel – et il est venu donner des cours à quelques étudiants qui ont fait de très court films en images de synthèse.

C’était vraiment un moment-charnière. Je ne pouvais pas suivre. Les étudiants étaient plus calés que nous avec leur ordinateur. J’ai essayé d’avoir Stéphane Simal qui travaillait chez Little Big One, une grosse boîte d’informatique [NDR : de sa création en 1990 à sa faillite en 1993, la société de production Little Big One (LBO) était spécialisée dans l’utilisation des techniques vidéo, la création graphique numérique, la réalisation de clips, de tournages en studio, etc.] Ça a permis à Guionne Leroy de présenter au jury à La Cambre son film de fin d’étude Tagada et fugue. Elle a ensuite été engagée par Pixar. On avait demandé à Stéphane Simal de pouvoir donner un cours mais il a refusé. J’ai demandé à l’école et en partie à l’atelier de production de pouvoir financer des Silicon Graphics [NDR : stations de travail dédiées à l’infographie, la 3D, le traitement vidéo et le calcul haute performance].

 


Tagada et fugue de Guionne Leroy, 1991

 

J’ai amené Luc Otter et Florence Henrard chez moi les weekends pour les former sur le matériel. Luc a eu le possibilité d’aller au Canada.

Je n’en pouvais plus. Pierre partait et j’ai dit je pars aussi

Pierre était ma cheville ouvrière. Il préparait les bobines pour les festivals. On avait des dizaines de demandes avec de gros carnets d’envoi. Des bobines de 120 m de films d’étudiants. Avec une très grande diversité : une étudiante a fait un film avec un écran d’épingle qu’elle a fabriqué elle-même. On faisait de la plasticine par transparence comme Caroline Leaf. L’Office national du film du Canada était une source magnifique en termes de recherche. À la pointe de la recherche avec évidemment Norman McLaren.

 

 

Les ateliers de production ont bénéficié de cet apport de La Cambre parce que s’est créée une dynamique sur le plan de l’animation. Et ces ateliers ont émergé, Camera-etc à Liège et Zorobabel à Bruxelles, qui sont des moteurs de l’animation aujourd’hui et qui entretiennent encore un esprit de recherche. 

Par ailleurs, on ne pouvait pas accueillir tout le monde. Louise-Marie Colon, une étudiante qui a été sélectionnée à Cannes après deux ans à La Cambre avec son film Paulette, était passée avant chez Zorobabel et elle travaille à présent chez Camera-etc à Liège. Éric Blésin, Vincent Bierrewaerts, Luc Otter, Florence Henrard sont aussi allés à Cannes. Puis Annecy, Clermont-Ferrand…

 

Paulette de Louise-Marie Colon, 2000