THEORY
MASTERCLASS

ÉCRIRE L’ANIMATION : GEORGES SIFIANOS

FILMS : L’écrivain aveugle et En attendant les barbares (film en cours de réalisation au moment de la rencontre)

 

 

Georges Sifianos : Dans ce film, je soulève un problème que ce type d’écriture pose de manière plus générale : une écriture par association d’idées, que l’on peut qualifier de “poétique” : comment garder le fil des idées et conditionner le spectateur pour qu’il reste avec le film sans se perdre dans des divagations. Parce qu’effectivement l’association d’idées dans le film suscite d’autres associations libres chez le spectateur. Même dans un film traditionnel, chaque spectateur voit un autre film. Il fait ses associations sauf que l’intrigue le maintient captif et il ne s’échappe pas. Dans un concert ou dans un ballet, (je suppose que pour vous c’est un peu la même chose), on s’échappe bien plus facilement tout en restant focalisé sur le concert. Est-ce que cela est constitue un inconvénient ? Est-ce qu’il faut l’améliorer ? Comment faut-il l’améliorer ? Personnellement, j’ai le sentiment qu’il faut faire quelque chose pour que le spectateur reste en permanence avec le film plutôt que de partir.

 


En attendant les barbares (en cours de réalisation)

 

William Henne : Ça pose des questions sur la façon dont ça a été écrit parce que ce n’est pas narratif. C’est de toute façon narratif parce que tout discours est narratif, mais ce n’est effectivement pas prédominant dans ce film. Tu parles d’associations d’idées et du fait que c’est peut-être ça qui a déterminé la logique d’écriture. Donc première question : quel était le processus d’écriture spécifique. Puisque si ça avait été narratif, on n’aurait pas trop d’interrogations sur la façon dont c’est écrit, on sait très bien comment généralement on construit une intrigue mais ici on est devant un autre objet en termes d’écriture.

 

GS : Quel est le processus ? Il y a des idées obsessionnelles quelque part qui évoluent, mais qui me préoccupent tout le temps. En regardant mes notes, je les trouve depuis des années, elles traînent, elles viennent et reviennent. De temps en temps, ces idées-là, ces réflexions, produisent aussi des images, des scènes… J’ai les notes et un moment j’essaie de les assembler autour d’une thématique qui émerge et domine. Il y a des articulations qui se font mieux que d’autres, mais chaque fois, le temps passant, je corrige le tir tout en essayant de rapprocher les choses soit par similitude, soit par thématique, soit par un rythme, etc. Le film est aussi basé sur des idées disons philosophiques. C’est un terme précieux, mais je n’ai rien de plus simple. Des considérations de cet ordre renferment par nature quelque chose d’abstrait. Mais je ne vais pas le prendre comme excuse non plus. En tout cas, le processus génère un fil, mais un fil qui n’est pas très conscient. C’est un fil qui se découvre au fur et à mesure avec le film. Et je vois parfois mieux le processus une fois que c’est déposé sur le papier. Ceci dit, pour être honnête — et c’est pour cela que ça devient problème — en regardant mon film a postériori, il m’arrive aussi de me perdre, il m’arrive aussi d’oublier la connexion. Ainsi, je suppose que le même problème se pose pour les autres.

Pour L’écrivain aveugle, j’ai essayé de pousser les choses jusqu’au bout. Comment parler avec ce film comme une métaphore, du “je ne sais qu’une chose, que je ne sais rien” de Socrate. J’ai aussi essayé de pousser le processus technique jusqu’au bout, pour voir ce que cela donne. Par chance, ça a donné des résultats, mais au début, rien n’était garanti.

 


L’écrivain aveugle

 

Est-ce que cela est une démarche légitime ? Est-ce que c’est une faiblesse ? Est-ce que ça permet aux spectateurs d’entrer dans le film ? Les réactions sont assez différentes. Par exemple, en France, à part à Annecy, je crois que le film n’a pas été sélectionné nulle part ailleurs. À d’autres endroits, notamment dans des pays asiatiques, il semble être bien plus apprécié au point d’avoir obtenu plusieurs prix. Probablement, c’est une question culturelle, civilisationnelle.

 

Zepe : Il y a beaucoup de films dans ce genre. Par exemple Regina Guimarães réalise des documentaires, et parfois des fictions, c’est assez atypique. Il y a souvent dans leur film une composante littéraire forte qui nécessite que l’on ait les références. Imaginons qu’elle analyse ou qu’elle filme une peinture ou un paysage et puis, associé à cela, surgissent des mots de philosophes ou de poètes, des références qui parlent à une certaine catégorie de personnes qui ont plus accès à ces références. Donc le film est un échange entre celui qui le fait et ceux qui sont familiers de cet univers culturel. C’est un genre d’approche qui engendre parfois des difficultés pour y accéder. Est-ce que tu veux t’éloigner de ça ?

 

GS : Il y a certainement au départ l’intérêt personnel. Mais je crois que l’intérêt général est plus important. On cherche quand même une dramaturgie alternative et on tente de la pousser plus loin. Est-ce que cette forme d’associations d’idées autour de quelques concepts, autour de quelques images émergentes, spontanées, est-elle légitime et pertinente ? Est-ce qu’elle est hors de propos ? Est-ce qu’il y a moyen de la renforcer, etc. 

 


L’écrivain aveugle

 

Z : Pour te répondre, j’aime beaucoup William Burroughs, l’écrivain américain. Il peut écrire soit des poèmes, soit des textes de deux ou trois pages et j’ignore si c’est une question culturelle, mais j’arrive à suivre ce qui, pour quelqu’un d’autre, pourrait apparaître complètement décousu parce que c’est constitué de collages. J’ai l’impression que, sur le point de vue littéraire, il y a quelque chose dans la respiration, dans le type de langage, dans le rythme qui m’interpelle et retient mon attention. Par exemple, dans le film de Noémie Marsily, Ce qui bouge est vivant, il y a des plans qui présentent un point de vue distinct du spectateur, et d’autres plans qui sont très personnels et autobiographiques. Il y en a aussi  d’autres qui relèvent de plans cinématographiques plus traditionnels:  avec ce graphisme que tu appelles Ligne Claire que je rapproche plutôt du dessin de Jean Cocteau. C’est une ligne qui peut se transformer en toute chose, mais ce n’est pas une question de clarté. C’est un élément poétique qui arrive à tout relier. Pour elle, c’était aussi une technique plus efficace. Il y a différents niveaux de représentation : il y a – je le mets entre guillemets parce que c’est de l’animation – des plans “concrets” et d’autres plus abstraits. Mais elle arrive toujours à tenir le public en haleine d’une façon efficace, même ceux qui se désintéressent de ce genre de narration. On est toujours dans l’immeuble, on peut se sentir un peu perdu, et après, on se repère. 

 


Ce qui bouge est vivant de Noémie Marsily (Zorobabel, 2022)

 

Pierre Hébert, qui a produit pour l’ONF le film de Michèle Cournoyer, Le chapeau a vite compris que la réalisatrice avait une vrai envie de parler de ce sujet, mais elle se sentait inhibée. Hébert lui a alors proposé de faire des îles isolées, des îles d’animation, comme des phrases isolées librement. On imaginerait seulement ensuite comment ça pourrait s’enchaîner. Je crois que le procédé de Noémie est complètement différent. C’est plus structuré, avec beaucoup de discussions et des allers-retours. Elle avait déjà une vision assez claire.

 


Le chapeau de Michèle Cournoyer (ONF, 1999)

 

Dans ton cas, c’est une démarche dialectique, d’allers-retours où tu n’ avances pas à pas. Les deux films pourraient se ressembler dans leurs procédés. Mais si je compare le système mis en place par Noémie, elle a plutot des moments concrets, et puis elle revient avec des échos et des réponses. Dans ton film, même si tu as une structure au départ, je me perds un peu plus à partir du milieu du film. 

Je vais évoquer mon film Stuart, que j’ai réalisé il y a 12 ans autour de Lisbonne. Ce film alterne des passages de la vie d’un dessinateur qui a existé dans les années 30 et des scènes de la ville. Olivier Cotte, un critique français de cinéma d’animation, qui a écrit un livre intitulé Il était une fois le dessin animé, m’a dit que j’aurais dû absolument contextualiser au début du film et parler du dessinateur en question. À mon avis, ça n’est pas très intéressant. Je me suis juste inspiré de ce dessinateur, de son univers graphique, de ces déambulations. J’ai procédé par coupures et des changements de style, et cela a crée un mood, une façon de rentrer dans le mouvement du film… ça produit son contenu. 

 

Stuart de Zepe (Animais, 2006)

 

L’autre question que tu poses, c’est de savoir si le système graphique, rythmique, musical, etc. peut amener le public à travers quelque chose qu’il ne comprend pas. Ou si l’intention était plutôt de provoquer un choc avec des associations plus libres.

 

GS : Tu viens de pointer quelque chose : dans un vidéo-clip, par exemple, on ne comprend pas forcément ce qu’on voit. Mais il y a une colonne vertébrale qui est la chanson, la musique. Et ainsi, on l’accepte assez facilement. Dans le film de Noémie il y a une thématique qui relève de l’autobiographie, c’est donc elle-même qui fait le lien. Elle, dans ses rapports avec l’enfant, etc.

Dans la poésie, il y a parfois des poèmes qu’on ne comprend pas forcément. Et il y a ce que j’appelle “l’exosquelette” du poème, la répétition de la rime qui maintient l’unité. Il s’agit d’une sorte de structure mécanique, comme un échafaudage, qui maintient un contenu plus malléable, lequel s’appuie sur cet échafaudage rythmique. 

Il faut parfois faire un effort pour s’y accrocher. La poésie a d’ailleurs moins de lecteurs que la prose, laquelle nous maintient par la thématique et l’intrigue.

Dans mon film L’écrivain aveugle, l’aspect visuel est brutal et par moment il accroche.

Dans le deuxième film “En attendant les barbares”, qui est en cours de réalisation, j’essaie de créer une gamme entre un graphisme libre et par moment violent et le naturalisme de la rotoscopie, pour le dire vite. Mais dans ce cas, je perds l’aspect brut et violent du dessin. J’ai choisi de m’appuyer sur le poème d’un auteur célèbre, dont la thématique m’intéresse. Mais c’est une espèce d’”alibi” – entre guillemets – parce que c’est un poème très connu, et par conséquence plus accessible pour beaucoup de monde. Et j’y associe un visuel plus abstrait, comme dans un ballet, ou la musique, avec les associations d’idées que j’évoquais tout à l’heure. Mais le poème de Constantin Cavafy, en l’occurrence, me sert d’exosquelette.

J’ignore si ce film va retenir le spectateur plus facilement que le précédent, ou si le fait que plastiquement, il sera un peu plus sage, lui retirera l’attrait de l’originalité.  

 


L’écrivain aveugle

 

William Henne : Je ne suis pas sûr d’avoir été éclairé sur le processus d’écriture. Il y a une comparaison que Zepe a faite autour de la littérature, que Georges a faite autour de la poésie, mais je serais bien en peine de pouvoir expliquer comment -ça s’est fabriqué. Il y a un jeu de citations qui se croisent dans le film et qui sont d’ailleurs listés à la fin. Ce serait peut-être une façon de renouveler l’intérêt du spectateur, même si ce n’est pas le cœur du sujet évidemment : dans ce jeu de reconnaissance des références, c’est une façon d’éveiller la curiosité et l’intérêt du spectateur, quand il connaît la référence évidemment. C’est aussi un des biais pour élaborer un fil conducteur et provoquer des associations d’idées chez le spectateur. 

 

L’écrivain aveugle

 

GS : Les citations me viennent spontanément. Ça a à voir avec la période du postmodernisme qui est une culture de citations, mais je ne mets pas ça en exergue. C’est un peu l’équivalent de ce qui s’est passé au début de l’écriture, où les peintures sont devenues des pictogrammes, et, à partir de pictogrammes, on a commencé à écrire. Je me sers des références comme des pictogrammes. Je m’en sers pour écrire tout en faisant des clins d’œil aux œuvres citées, mais ils ne sont pas indispensables. C’est une couche supplémentaire.

Je voudrais mentionner ici un texte écrit par Min Tanaka, un danseur de 80 ans, à l’occasion de la remise d’un prix à mon film. Il écrit : 

 

 

Il met en valeur l’indicible, ce qui ne peut pas être dit explicitement. En Occident, on a tendance à valoriser ce qui peut être dit. On a besoin de rationaliser. Il y a l’aspect poétique et l’aspect prosaïque. Le poétique se base sur l’indicible.

Dans le site Beatbit, Zepe, dans la manière dont tu abordes les choses, c’est quelque chose qui passe aussi par la sensation. Tu essaies d’analyser la trace graphique et la sensation qu’elle provoque et qui est aussi éloquente, qui parle. La question revient alors à se demander comment utiliser ces sensations pour s’exprimer. Et si on arrive à parler à des personnes qui apprécient le sensible, (comme les asiatiques), est-ce qu’il faut adapter cette parole pour des Occidentaux cartésiens, qui ont besoin d’une parole rationnelle, de cause à effet, plutôt que des évocations abstraites et poétiques ?

 

Z :  Je vais te répondre d’une façon simple. Quand, par exemple, je rentre dans une pièce, qu’il y a  une mouche, un chien, de la peinture fraîche sur le mur, un enfant, une personne âgée, tout se passe dans un même moment. Si tu abordes une situation sans aucune référence, tu es probablement dans une situation plus réaliste et assertive. Si tu penses qu’il y a beaucoup de trucs qui justifient quoi qui se soit dans cette piéce, c’est déjà un peu perdu d’avance. Mais si tu découvres, sans l’attendre, une tache , un reflet, un geste qui t’attire, alors tu es en plein dans ton inconscient. Quand tu me dis que tu cherches une façon  plus efficace et soi-disant attrayante de construire un film, je trouve que ça te coupe de toutes possibilités de découverte. Alors ce qu’il faut vraiment supprimer, c’est l’idée d’option. L’option c’est pas une voie credible. Dans la recherche de l’efficacité et de la compréhension, on perd beaucoup de choses. Est-ce que tu veux faire quelque chose de plus communicatif ou veux-tu créer un objet qui te surprend toi même ?

 

GS : C’est clair : je vais continuer à faire des films comme je les ressens, pour moi et peut-être pour quelques autres personnes, (apparemment, elles existent), même si elles sont de l’autre côté du globe. Ce n’est pas le plus important. La question, si on généralise, c’est de savoir s’il est nécessaire d’amener le récit du côté du cartésianisme pour le rendre intelligible ou s’il faut introduire davantage l’aspect sensible.

Quand McLaren faisait le film abstrait, il mettait de temps en temps un parapluie ou quelque chose de reconnaissable pour que les gens s’y accrochent. C’est une concession, si tu veux. Si tu parles à quelqu’un, il vaut mieux qu’il te comprenne. C’est-à-dire, il faut adapter la langue pour permettre d’avoir un échange. Autrement, c’est un monologue. On reste chacun de son côté.

 


En attendant les barbares (en cours de réalisation)

 

Z : Je ne crois pas que McLaren fasse des films abstraits, mais des films même très réalistes et très concrets. Je parle bien sur de ses films non figuratifs, où il a clairement une attitude moderniste par rapport au support. Même s’il disait à l’époque que c’était abstrait, il joue avec des éléments très concrets. L’abstraction, c’est autre chose. Même des films comme Begone Dull Care,  ce sont des textures animées, des rythmes, des couleurs, mais ce n’est pas abstrait. 

La question, c’est de savoir comment tu te penches, non par rapport à la réception du film, mais du procédé lui-même. Tu dis qu’il y a l’aspect rationnel et le côté sensible. Dans Le chien andalou c’est lequel ? Une troisième voie ?

 


Begone Dull Care de Norman McLaren

GS : Dans Le chien andalou, il y a un fonctionnement de cet ordre dans la manière de concevoir ses images par association d’idées. Il y a quelque chose qui émerge, mais que l’on ne peut pas forcément expliquer. J’utilise le processus de l’écriture automatique qui est bien connu. On accumule une série d’idées émergentes et a posteriori, on les trie, on en garde, on jette et on en modifie. Est-ce que je dois concéder au spectateur une modification pour qu’il arrive à entrer dans le film et, une fois entré, qu’il y reste et continue à écouter et à regarder ? Ou non ? 

 

Z : Quand tu donnes ton film à un monteur, chose que je fais actuellement avec un court-métrage, le monteur va suivre certains fils déjà construits et les monter différemment. Normalement si c’est un bon monteur, il aura isolé ce qui va dominer et donner une structure et malheureusement laisser tomber plein de choses qui sont généralement des choses sensibles. Soit tu conserves le film tel qu’imaginé au départ, un flux d’information à partir d’associations d’idées, soit tu cherches l’efficacité avec une personne extérieure. Est-ce que tu cherches l’efficacité ?

 

GS : Une certaine efficacité. J’interroge la forme, une forme poétique. Dans la poésie, il y a des bons poèmes et des moins bons poèmes, il y a des poèmes efficaces et des poèmes moins efficaces. Tout dépend à la fois de la réception du public et de la culture dans laquelle on baigne. Si on pouvait montrer de l’Art Brut ou Cubiste à un public du 18ᵉ siècle, il irait directement à la poubelle. Mais en même temps, au sein du Cubisme, il y a de bonnes œuvres et des moins bonnes.

 


En attendant les barbares (en cours de réalisation)

 

Z : Il y a des œuvres qui peuvent être ratées à certains niveaux. Pour créer des œuvres qui touchent le spectateur, il faut que le créateur qui les a produites le fasse dans un processus de distraction. Sinon, on produit des “œuvres universelles”. Il faut créer un objet isolé du reste… et  c’est possible.

 

GS : Dans l’appréciation des œuvres d’art, Adorno a développé toute une théorie esthétique basée sur le contexte. Il essaie d’apprécier l’œuvre de manière “négative”, (dans le sens du moulage négatif) par son contexte sociopolitique, par l’histoire. Par exemple, si une sculpture est à taille humaine ou dix fois plus grande, comme un bâtiment, la première est plus familière, la seconde crée un sentiment de sublimation. Ce critère est défini par le contexte. 

Concernant la thématique, si je prends par exemple une histoire mélodramatique — un enfant orphelin qui subit des malheurs, etc –  si je souligne le côté subjectif, il me semble que c’est plus facile pour un spectateur lambda de s’en identifier affectivement. Par contre, si on évoque une idée plus abstraite, en partant de Socrate par exemple, c’est beaucoup plus difficile à l’exposer au public. Néanmoins, il devrait avoir des moyens pour que des idées difficiles, dont on sait d’avance qu’elles vont fonctionner moins facilement que le petit orphelin, puissent créer des œuvres fortes, pour ne pas dire universelles.

 

Z : José Xavier a demandé un jour à Alexeïeff pourquoi il ne projetait pas l’écran d’épingles les poses-clef dessinée au préalable sur une feuille de papier, pour davantage contrôler l’animation. Alexeïeff a répondu que ce serait beaucoup moins drôle. 

Et j’ai l’impression que tu veux créer des lois, là où ce n’est pas nécessaire.

 

GS : Quand tu crées quelque chose, la création n’est pas toujours une sélection, c’est-à-dire, tu fais une ligne et tu te demandes si tu vas la mettre plus à droite ou plus à gauche.

 

Z : Non, mais, par exemple, quand je fumais du haschich, il y a très longtemps, j’étais tellement conscient ce que j’étais en train de faire que ça devenait insupportable. Si tu réfléchis à tous tes gestes, c’est intenable.

 

GS : Les choix que l’on fait ne sont pas forcément conscients. Tu as beaucoup d’options et tu prends une direction. Pourquoi, c’est autre chose. Fabriquer une forme, c’est toujours faire des choix. Et maintenant qu’on a un peu du recul, j’essaye d’examiner avec quels critères on fait des choix. 

 

Z : Tu ne peux pas arriver à la fin d’un voyage et connaître la raison pour laquelle tu l’as fait. C’est une reconstruction intellectuelle que tu fais. Buñuel, que tu citais, disait que s’il comprenait ses propres films, ça n’aurait aucun intérêt et pourtant ses films sont structurés.

Dans les universités, les chercheurs analysent les éléments séparés comme si c’était un collage. Si tu n’as pas une approche plus holistique et moins constructive, je ne crois pas que tu arrives à cerner un objet. Tu peux décrire des fonctionnements généraux, mais si tu rentres dans le particulier, c’est mieux de privilégier une approche holistique. Par exemple, les danseurs de Pina Bausch disent qu’ils parlaient rarement avec elle.  Elle fumait des cigarettes, ils lui demandaient des choses, elle ne répondait pas forcément. Elle choisissait des danseurs qui avaient déjà quelque chose en eux-mêmes. On le voit dans le film de Wim Wenders, Pina. Au final, tu ne nous parles pas de ton processus de création.

 

L’écrivain aveugle

 

GS : Je parle de mon processus, mais de manière plus large, plus générale, c’est-à-dire, je pose la question de la création de manière concrète. Pina Bausch demandait aux danseurs de penser à un moment de grande émotion dans leur vie et ensuite, ils improvisaient. Elle n’avait pas forcément leur vécu en tête, mais elle prenait en compte la réaction du danseur et elle composait petit à petit sa pièce. C’est la même méthode quelque part. Le danseur devenait un matériau qui proposait du vécu qui était confronté au vécu de Pina Bausch. Elle enlevait les pointes obligatoires et la décomposition des pas à la manière classique et elle essayait de voir ce que la nature propose et de pousser plus loin le langage chorégraphique. C’est ça que j’essaie de faire aussi. Le cinéma d’animation ou la dramaturgie de manière générale à ses propres habitudes. Le cartoon par exemple comporte les techniques d’anticipation, de follow through, d’overlapping action, etc. Est-ce qu’on peut faire autrement au niveau graphique ? Avec l’animation en aveugle, par exemple, j’ai découvert des choses en prenant des risques. J’ai passé 20 ans à enseigner aux étudiants que quand ils posent un pied sur le sol, ce pied ne peut pas bouger parce qu’il porte le poids du corps. Dans l’animation en aveugle, j’ai constaté que ça ne fonctionne pas forcément tout le temps. S’il y a une seule image correcte parmi dix autres approximatives, la perception du spectateur va saisir cette image, cette position correcte, et elle va reléguer toutes les autres images, toutes les autres positions, dans une espèce de “bruit”. Notre perception va hiérarchiser les images. Il y a là des pistes à découvrir. 

Je ne vais pas me faire d’illusions : il y a à la fois les critères du contexte externe du public et sa capacité à percevoir, mais il y a aussi la possibilité de se tromper et de faire des erreurs. Si je saute d’un sujet à l’autre quand je parle, vous n’allez pas comprendre ce que je dis. Il faut donc établir une certaine cohérence si on veut être compris.

 

Z : Je crois que les réactions de celui qui regarde une œuvre, sont plus importantes que ton propre point de départ. Ou peut-être ton point départ c’est plutôt et déjà le spectateur…

 


En attendant les barbares (en cours de réalisation)

 

GS : Je cherche à voir la réaction de ceux qui ne sont pas moi. Je tiens compte des réactions sans forcément changer le projet. Si on me dit “mets un petit orphelin malheureux” ou “structure de cette manière-là”, ou “mets une histoire”, ça ne va pas forcément dans mon sens. Mais j’en tiens compte.

Un public qui a certaines attentes précises, va plus ou moins rester à l’extérieur. L’œuvre sera coupée d’un public potentiel. Ça ne s’adresse pas forcément à lui. L’essentiel est d’être honnête avec soi-même. C’est la meilleure chose que tu peux offrir aux autres. Si on arrive à se retrouver, tant mieux.

 

WH : Je voulais faire un parallèle parce qu’il a été question tout à l’heure de postmodernisme et, pour caricaturer, le postmodernisme a pu être théorisé, déjà à la base par Lyotard, comme le constat de la disparition des grands récits au profit d’une approche plus morcelée dans la culture et le parallèle que je fais, c’est que, dans L’écrivain aveugle, il y a une évacuation de la narration. Alors “évacuation de la narration”  ne veut pas dire “disparition des grands récits”, ce sont deux choses différentes, mais j’identifie juste ce parallèle autour de la notion de Postmodernisme

Je vais faire une toute petite digression autour de l’aspect visuel et donc de la technique et du dispositif formel. Au début, évidemment, je ne connaissais rien du dispositif puisqu’il est dévoilé à la toute fin et donc je voyais un graphisme complètement décomplexé, assez brut, qui échappe à tout maniérisme. À certains moments d’ailleurs, certains dessins pris isolément pourraient pratiquement ne pas être significatifs, voire non figuratifs. Par exemple, dans la scène du concert, on pourrait ne pas reconnaître forcément un chef d’orchestre avec une baguette, éventuellement une vague silhouette, mais pas plus que ça. C’est évidemment l’ensemble des dessins et du mouvement qui vont rendre la figure reconnaissable et signifiante. Et ça m’a fait penser par exemple à la pratique de Sébastien Laudenbach qui effectivement est parfois extrêmement suggestif dans son dessin et la scène va prendre sens parce qu’il y a un mouvement et que tous ces dessins s’enchaînent pour donner sens à l’image. Et quand on découvre le dispositif à la fin, donc des dessins réalisés à l’aveugle, on pense directement à certaines stratégies mises en place par des professeurs de dessin pour justement essayer de décomplexer le trait, comme par exemple dessiner de la main gauche, ce genre d’exercice, ce genre de contraintes, qui permet de décoincer certains mécanismes dans le dessin, certains tics de dessin, un certain maniérisme.

 


L’écrivain aveugle

 

Z : À l’époque du modernisme, Kimon Nicolaïdes a rédigé un livre, The natural way to draw, connu dans le monde entier et donné dans les écoles de beaux-arts. De son point de vue, un mauvais dessin n’est pas un mauvais dessin. C’est-à-dire qu’à travers une méthode et des centaines d’exercices différents, il oblige précisément les gens à indexer des choses très précises à travers le dessin avec des émotions. Il n’est pas intéressé par le dessin académique, dans le sens d’un corps autant que modèle fixe, ou des piéces détachables. Il y a, par exemple, des exercices de 4 heures juste avec le contour d’une ligne autour d’un visage, des représentations topographiques qui ne peuvent durer quelques secondes. Que tu fasses du cartoon ou du dessin classique, il ne s’agit pas d’uniformiser le dessin, mais de différencier les dessins. C’est vraiment l’opposé de ce que nous avons appris aux Beaux-Arts, avant La Cambre, quand il fallait faire la Vénus de Milo et des conneries comme ça, et j’ai été viré évidemment parce que je ne savais pas faire  des  Vénus de Milo.

 

 

WH : Le film ici pose la question du dessin, mais spécifiquement lié à la question de l’animation, notamment à travers les références cinématographiques. Il y a une tentative de restituer ce mouvement avec cette contrainte, donc ça rejoint éventuellement les préoccupations du dessin de manière générale, mais ici articulé à la question spécifique de l’animation.

 


L’écrivain aveugle

 

GS : Tu as vu juste. J’ai utilisé pendant des années cette pratique de l’animation en aveugle avec mes étudiants, pour décomplexer le dessin, débloquer un dessin très rationnel. À l’école, on faisait ça plus rapidement que je ne l’ai fait et on ne disposait pas d’un système de repères. Pour ce film, cela correspondait au sujet de l’écrivain aveugle, celui qui a des doutes : la seule chose que je sais avec certitude, c’est que je ne sais pas grand-chose. C’est l’idée principale du film, qui peut se prolonger avec la problématique, notamment écologique, d’aujourd’hui. 

Concernant les “grands récits” de Lyotard, effectivement, je vais présenter au mois d’octobre à Varna une conférence sur l’animation et le Postmodernisme. C’est une problématique qui me travaille. Tu as évoqué tout à l’heure les citations. Tout au long de notre vie, on a des repères qui restent, des images emblématiques ou des formes emblématiques qui restent plus longtemps et qui deviennent des idéogrammes de quelque chose. Par exemple, dans Les voisins  de Norman McLaren, la scène où deux hommes se battent avec des épées de bois, est une sorte d’idéogramme cinématographique très simple, qui représente la guéguerre.

 


L’écrivain aveugle

 

Autre exemple, les quelques notes du début de la 5ᵉ de Beethoven, c’est quelque chose d’inoubliable qui nous marque. C’est une forme qui s’extrait toute seule. Comme les A et B, de l’alphabet, c’étaient une tête de bœuf et une maison au début, avant de devenir des lettres. Et se sont évolué, créant la possibilité de l’écriture. Aujourd’hui, on est amenés à utiliser des nouveaux pictogrammes / idéogrammes, audiovisuels pour nous exprimer. C’est un peu de cette manière que le Postmodernisme procède avec les citations. Par contre, je ne vais pas utiliser les A et les B, ça, ce sont les moyens. Je vais les utiliser pour parler d’autre chose. Quel est cet autre chose ? C’est la question. Mais ça passe aussi à travers cette méthode. Ne serait-ce que le fait d’utiliser une écriture pictographique plutôt qu’alphabétique, c’est en soi déjà un propos. On nage dans des fragments et ça crée des agglomérats qui signifient quelque chose. C’est une réflexion par rapport à l’utilisation des références. D’ailleurs, l’intelligence artificielle pousse beaucoup dans cette direction, mais ça, c’est encore un autre débat.

 


L’écrivain aveugle

 

WH : J’ai encore une remarque sur la façon extrêmement stylisée, voire désincarnée, qu’ont les comédiens de jouer. Ils chantent aussi et, en tant que spectateur, j’étais vraiment assez mis à distance du film. Certains comédiens ont une façon de jouer distante comme Jean-Pierre Léaud. On a l’impression qu’il est toujours un peu à côté des intentions du texte. On n’est pas chez les frères Dardenne qui essayent de reconstruire un dialogue naturaliste.

 

GS :  Ce n’est pas Stanislavski. Je crois que Zepe tout-à l’heure laissait entendre que tout revient à une certaine subjectivité. Je crois qu’il y a quand même des éléments universels. La musique par exemple choisi et s’appuie sur des notes exceptionnelles, des sons exceptionnels. C’est-à-dire, les consonances sont des moments exceptionnels choisis dans un vacarme continu. Autre exemple : la morphogenèse dans la nature. La figure du quadrupède est déclinée dans des milliers de spécimens. C’est donc un principe. Il y a un thème et des variations. En musique encore, quand on parle de notes hautes et notes basses, on associe les sons avec une dimension de l’espace. Les hautes sont les plus aiguës, les basses, les plus graves. Ça a forcément à voir avec la gravité terrestre. Une ligne horizontale représente le repos, une ligne diagonale, c’est l’énergie quand elle monte, et l’instabilité quand elle tombe. Ou un objet de taille humaine comparé à un autre, de plusieurs fois la taille humaine. L’appréciation esthétique est très différente dans les deux cas. Ce sont des expériences partagées. Ou l’exemple d’une minute et de 10 milliards d’années-lumière : d’un côté, je peux saisir la notion de minute, de l’autre côté, la grandeur est totalement abstraite et je ne peux pas l’apprécier esthétiquement. On a donc des critères un peu plus universels, plus terre à terre et j’aimerais bien les découvrir, les répertorier et les utiliser.