THEORY
MASTERCLASS

ÉCRIRE L’ANIMATION : ÉTHANN NÉON

Georges Sifianos : Est-ce que tu peux nous expliquer ton parcours ? 

Ethann Néon : Je suis né dans l’animation. En termes de formation, j’ai passé 5 ans entre 2012 et 2016 dans une école à Bruxelles, l’ERG (École de Recherche Graphique). J’étais inscrit dans l’option animation sachant qu’à l’ERG, les options ne sont pas tout à fait fixes. On a deux options en parallèle : une option principale et une option secondaire. En parallèle à l’animation, j’ai fait de la gravure, des arts numériques, etc. J’en parle parce que, ce côté interdisciplinaire, je le travaille encore actuellement et c’est une chose inscrite dans l’ADN de l’école et qui m’a poussé aussi à pratiquer d’autres médiums que l’animation. Je suis allé 1 an en Erasmus à Budapest dans une école qui s’appelle la MOME (Moholy-Nagy University of Art and Design) qui est une école plus classique pour ce qui est de l’animation. Ça reste de l’animation d’auteur, mais moins portée sur l’expérimentation que l’ERG. Et d’ailleurs j’y ai écrit un film plutôt classique que j’ai réalisé par la suite, un film pour enfants qui n’est pas très proche de ce que je fais habituellement.

En ce qui concerne l’écriture de films, je peux vous parler des choses que j’avais faites à l’ERG. Ce sont des exercices d’école autour de thèmes que j’ai travaillés par la suite dans un contexte professionnel.

Ce ne sont pas forcément des films d’animation. Je mélange souvent de la vidéo et de l’animation ou du timelapse.

 

Train

 

Dans Train, j’ai filmé tous les voyages en train entre Bruxelles et Louvain-la-Neuve et j’ai incrusté de l’animation en grattage sur pellicule sur la vidéo de façon numérique, à la façon des vagues sonores que l’on pourra retrouver dans le film Wavewidth (2023).

 

GPS

 

GPS est un détournement des films de James Bond. C’est une course poursuite infinie à partir d’extraits de la série. Ce sont des films assez ludiques qui ne sont pas forcément directement liés à l’animation, mais dans lequel il y a déjà la présence de split screen et d’autres procédés ou figures récurrents dans mon travail.

J’ai utilisé le split screen dans un premier film 1999-2014 (2014) qui traite d’une thématique que l’on retrouve d’une œuvre à l’autre : la représentation du temps, la façon de ressentir le temps au cinéma. 

 


1999-2014

 

Dans ce film, qui était aussi une installation vidéo, je me baladais dans un appartement. À gauche, dans le split screen, une balade que j’avais faite étant enfant dans un appartement à Bruxelles et, à droite, le même trajet que j’ai refait 15 ans plus tard alors que je n’habitais plus là. J’avais demandé l’autorisation des habitants de l’époque pour pouvoir refilmer le même trajet à 15 ans d’intervalle. Il y avait des petites choses qui se répondaient comme le passage d’un chat au même moment et au même endroit, des choses du quotidien qui se faisait écho.

 

1999-2014

 

Ensuite, j’ai davantage réalisé des expérimentations graphiques comme de l’animation statique avec les Animaglyphes (1,2,3,4) à la frontière en termes techniques. 

 

 

Cela pose la question de savoir si c’est encore de l’animation. Car quand on regarde ces images fixes avec des lunettes stéréoscopiques bleu et rouge,  elles s’animent parce qu’il y a une vibration qui se crée du fait que l’œil essaie de faire la mise au point à la fois sur l’image bleue et à la fois sur l’image rouge. 

 

 

Ces animaglyphes sont faits à partir des lithographies, des gravures sur pierre donc, une bleu et une autre rouge, superposées. Je considère cette vibration comme étant de l’animation, même ténue, dûe à la perception et à la manière dont notre cerveau interprète les images. Cette frontière entre un médium et un autre m’intéresse particulièrement.  

 

 

Avec Tactilanimation, j’ai mené pendant 2 ans, de façon sporadique, des ateliers avec des personnes aveugles et malvoyantes au cours desquels je cherchais à retranscrire l’image de façon tactile. Ces personnes illustraient tactilement leurs souvenirs. 

 

 

Lors d’une étape de travail, il y avait une pellicule tactile de 5 cm d’épaisseur sur laquelle une personne avait illustré un souvenir avec des morceaux de texture, de branchage, de tissu et autres. Je synchronisais manuellement avec la table de montage la pellicule au récit audio de leur souvenir. J’ai développé ce dispositif par la suite dans une installation qui n’est pas encore terminée, Reliques d’outre-terre, qui recueille des souvenirs tactiles d’une dizaine de personnes. 

 

Reliques d’outre-terre

 

J’ai demandé explicitement que ça soit des souvenirs liés au toucher, dans la mesure où je considère que la réminiscence est souvent plus forte quand elle ne vient pas de la vue et qu’elle provient d’un autre sens. Elle nous surprend parfois, que ça soit via l’odorat ou le goût – on connait tous la Madeleine de Proust – ou le toucher. Ce dernier est un sens un peu oublié qui parfois nous fait redécouvrir des strates de notre passé de façon inattendue. J’ai récolté ces souvenirs tactiles. En partant de ce matériel documentaire, je les ai réécris pour les intégrer dans un univers de science-fiction souterrain pour les enregistrer et les illustrer tactilement avec des objets. On n’est plus du tout dans l’animation, mais dans une installation qui se déploie dans un espace noir, au sein duquel le spectateur se balade à l’aveugle et va toucher ces objets. Ces objets vont lui révéler les souvenirs de façon audio. On retrouve le rapport du son et de l’image tactile tel qu’il était déjà développé dans Tactilanimation.

 

Par ailleurs, j’avais aussi fait un exercice d’école très classique en animation, c’est-à-dire une marche décomposée en 12 positions avec 12 images de personnes différentes. C’était une boucle animée.

 

J’ai repris le principe de la marche de façon un peu exponentielle dans mon premier film, Human Walkers in Motion (2020). J’ai filmé puis décomposé la marche d’une cinquantaine de personnes, ensuite j’ai joué sur la rythmique des pas pour créer une bande son musicale qui vient habiter cet espace urbain. 

 

Human Walkers in Motion

 

Évidemment il y a une une référence directe à Muybridge dans le film et dans le titre d’ailleurs qui est inspiré des planches de décomposition du mouvement. Ce retour au pré-cinéma pour moi est quelque chose qui revient régulièrement dans ma pratique comme dans une œuvre que j’ai développé ultérieurement.

 

Human Walkers in Motion

 

Après ce premier film, j’ai repris une idée précédente. Je devrais plutôt parler de continuité que de reprise car je mène toujours, un peu plus loin ou ailleurs, l’idée de développer dans un cadre d’étude ou autre. Je fonctionne très fort comme ça où j’écris des idées et je les reprends plusieurs mois ou années plus tard. Parfois je fais une première esquisse que je développe comme ça sur plusieurs années. Mon deuxième film, 1MTH/MIN, est inspiré notamment d’un petit film qui avait été fait pendant les 24 Heures de l’Animation à Bruxelles et qui s’appelle 1H/S où j’ai compressé 24 heures en 24 secondes en time lapse.

 

1H/S

 

Dans un autre petit film qui s’appelle Cieux, je mettais en parallèle plusieurs temporalités avec à nouveau des split screen sous forme de bande. 

 

Cieux

 

Ces deux courts films ont donné des années plus tard 1MTH/MIN dans lequel je résume 3 mois de temps en 3 minutes et chaque image est composée de colonnes de pixels qui font apparaître 24 heures de temps sur une seule image. 

 

1MTH/MIN

 

Pour m’exprimer plus clairement, sur une image, il y a 1920 photos prises sur une journée. Ces 1920 photos sont prises toutes les 45 secondes parce que si on divise 24 heures par 1920, ça donne 45 secondes. J’affiche la première colonne de pixels de la première image, puis la deuxième colonne de pixels de la deuxième image et ainsi de suite pour recréer une seule image avec les 1920 colonnes de pixels des 1920 photos du jour. Il y a 24 heures dans une image et chaque image du film représente une journée des 3 mois du printemps 2020 quand tout le monde était confiné à la maison. Cette caméra a tourné pendant trois mois de façon continue. À nouveau, en termes de sujet et de préoccupation, la question du temps, de sa condensation, de sa représentation est omniprésente dans chacune des œuvres de façon différente. Dans ce film, c’est très clair, à commencer par le titre.

 

1MTH/MIN

 

Ensuite, j’ai décliné ce projet sous deux autres formes différentes. Le médium film m’intéresse, mais je pense qu’il y a d’autres rapports au temps qui peuvent se développé sur d’autres médiums. Je l’ai montré sous forme de 93 photos, qui montraient à chaque fois une journée. Dans ces photos, le mouvement n’étant pas présent, il y a des choses qu’on ne perçoit pas et d’autres choses qu’on perçoit beaucoup mieux. Le fait d’avoir une image fixe nous place dans un autre rapport au temps.

 

 

Il y a eu aussi une installation vidéo dans laquelle le temps passe sur l’écran pendant 25 minutes de façon très lente.  On voit sur un écran les 3 mois de confinement en boucle sans début sans fin. Le fait que ce soit beaucoup plus lent per me de percevoir d’autres d’autres détails.

Cette matière photographique de base était tellement riche qu’il y avait vraiment de moyen de de l’exploiter de 1000 façons différentes.

 

Schéma : vidéo interactive – installation

 

Blinkitty black a été réalisé en 2023. Au départ ce devait être une installation et ça le sera peut-être un jour. C’est devenu un film dans lequel j’ai cherché à capter tous les petits moments perdus d’une journée, parce qu’on fermait les yeux.

C’est à nouveau une idée assez conceptuelle à la base qui, dans son développement et dans son écriture, a donné un film de 22 minutes plutôt narratif. Je me suis concentré sur différentes strates de lecture : une strate fictionnelle, une strate documentaire avec une interview d’un scientifique qui traite du clignement des yeux et des interviews de personnes que j’ai filmées en très gros plan. 

 

Blinkitty black

 

À nouveau la question du souvenir revient parce que je leur posais des questions sur des souvenirs assez précis. J’ai posé trois questions à une trentaine de personnes : 1. quelle est le la dernière image de ton quotidien dont tu te souviens ? Le quotidien est entendu comme quelque chose qui est dans la répétition et pas forcément la dernière image qu’on a en tête. Je leur demandais de la décrire. 2. quelle est la première image du quotidien dont tu te souviens ? Donc la plus lointaine dans le passé et 3. quelle est la dernière image du quotidien que tu as capturé avec un appareil photo ou un smartphone. À chaque fois je leur demandais de décrire très précisément ces images. Et j’ai été étonné parce que la dernière question semblait être la plus compliquée parce que je mettais le doigt le fait qu’on on prend pas de photo du quotidien mais plutôt l’événement exceptionnel malgré que la pratique soit plus quotidienne avec le smartphone qu’on a toujours en main. On ne prend pas forcément l’Image de quelque chose qui se répète, on va chercher le détail dans le quotidien qui échappe à la répétition, qui échappe à cette banalité du quotidien. J’avais la démarche inverse en essayant d’aller chercher les images perdues de mon quotidien en prenant des images perdues à cause du clignement des yeux. Que puis-je révéler de mon quotidien dans ces images perdues ? Doublement perdues parce que la répétition, la banalité, le quotidien, on y fait plus attention. Cette double perte m’intéressait dans l’écriture qui s’est énormément faite au montage.

 

Blinkitty black

 

J’essaie de mener l’expérience jusqu’au bout donc, en termes techniques, j’ai porté pendant près de 2 mois, de façon sporadique, un oculomètre portatif qui est plutôt  dédié aux laboratoires scientifiques et qui est fait pour faire ce qu’on appelle de l’eye-tracking, donc du suivi de mouvements des yeux, pour voir les endroits où l’on regarde et analyser comment on décrypte une image. Ce n’est pas forcément fait a priori pour capter le clignement des yeux, par contre c’est une des données récoltée par cet oculomètre sous forme de Smart glasses. J’ai utilisé cette donnée là pour aller chercher toutes les images non vues de mon quotidien. 

 

Étienne-Jules Marey

 

En 2024, je me suis penché à nouveau sur la question du temps, relié au pré-cinéma comme les chronophotographies d’Étienne-Jules Marey. J’essaie de faire une chronovidéographie dans une installation interactive face à un miroir : une personne rentre dans une black box et se retrouve face à un miroir qui lui renvoie des reflets décalés dans le temps. Tous ses mouvements sont démultipliés sur un écran-miroir, plusieurs reflets décalés en parallèle. Et par ailleurs j’exploite, ce qui est plus lié à l’animation, un phénakistiscope dans l’installation, ce jouet du pré-cinéma directement lié au miroir, puisqu’on y regardait l’animation dans un miroir. C’est aussi une façon de rendre hommage aux premières monstrations du cinéma dans les foires avec des jouets optiques comme le zootrope, phénakistiscope, praxinoscope et autres scopes qu’on connaît bien dans le milieu de l’animation. 

 

 

Vincent Gilot : Quel est le rapport entre ce qui est écrit, prédécoupé et storyboardé et le travail de montage et d’assemblage ?

 

EN : Je ne fais jamais de storyboard, ni de scénario. L’écriture se fait en testant directement avec le matériel, le tournage se faisant au préalable. Une fois que j’ai la matière, je commence à explorer plusieurs pistes. Il y a parfois des schémas pour m’aider à y voir plus clair, surtout quand il y a une quantité de matière conséquente. À la base, je développe une idée conceptuelle. Ça fonctionne par essais et erreurs, pour autant que ce soient des erreurs, pour déboucher sur une forme qui se cristallise.

 

Zepe : Dans l’installation avec le miroir et les images en écho, même si on part d’un concept, ne penses-tu pas qu’une narration se met en place ? Préfères-tu que le spectateur réfléchisse là-dessus ou envisages-tu toi-même une forme de montage ? 

 

EN : Il y a disons un fil rouge une fois le processus terminé, mais par contre, il se tisse au fur et à mesure du travail en mettant les mains dans le cambouis et en travaillant la matière elle-même. Le concept de base est un guide non pas comme la bible du scénario qu’il faut respecter, mais un but à atteindre dont je peux me détourner à n’importe quel moment en fonction de ce qui advient dans le travail.

 

Zepe : À la limite tu peux envisager un montage de ces images captées.

 

EN : Je tourne avec une idée précise. Par exemple pour Wave width, j’avais déjà le morceau de musique et l’idée simple de départ consistait à faire un parallèle entre les vagues de temps et les vagues de la mer. Je tourne les images avec cette idée en tête et je fais évoluer le film en travaillant directement avec la matière, en testant une chose, en revenant dessus en numérique. Je travaille le numérique comme un outil graphique.

 

Wave width

 

Comme pour les autres films, il faut à un moment fixer l’idée parce que l’aspect technique derrière est lourd à gérer mais je m’octroie le loisir de tester des choses. sur dans plusieurs choses plusieurs essais jusqu’à ce qu’à un moment j’aille dans une direction précise.

 

Wave width

 

Z : Ça pose des questions entre le cinéma, l’art vidéo, l’interactivité, la réaction du spectateur et aussi l’animation parce qu’il y a des images isolées. Wave width me semble beaucoup plus narratif que les autres.

Dans certains jeux optiques, on utilise le miroir. C’est la question qui se pose précisément entre le cinéma qui est capté et le cinéma qui est animé. Les animateurs identifiant davantage les coupures entre les images. Or le système de miroir a empêché l’animation de se développer parce que les miroirs créent un fondu entre les images. La coupure crée une obturation comme dans ton film Blinkitty black sur le clignement de l’œil.

 

Blinkitty black

 

EN : Blinkitty black est beaucoup plus narratif avec ce texte à l’image mais cette narration et ce texte sont arrivés au moment du montage. Des bribes d’idées, dans la juxtaposition de ces images, ont émerge. Le montage a dû être changé une fois le texte introduit. Dans un travail d’aller et retour,  les images ont commencé à faire écho au texte et inversément, sans qu’il y ait une prédominance de l’un sur l’autre,à où dans Wave Width, il y a une prédominance du son sur l’image. Le son a guidé la narration de l’image. Il y a même des chapitres, qui correspondent à un mouvement musical avec une évolution de l’une à l’autre. La premier, c’est juste les vagues de son qui arrivent de l’horizon jusqu’à la plage ; le second, c’est les vagues qui restent à l’horizon mais qui se développe de plus en plus ; dans le troisième, il y a une juxtaposition des deux.

Pour la chronophotographie, il y a un déroulé par chapitre. Il y a trois chapitres. Je dois au préalable construire un outil avant de pouvoir écrire. 

Pour 1MTH/MIN, j’ai demandé à quelqu’un de programmer un logiciel qui découpe les images en bande de pixels et seulement à partir de là, en testant différentes manières de découper l’image, l’écriture est advenue.

 

Blinkitty black

 

GS : Dans Blinkitty black, c’est un travail sur plusieurs strates. Autour de l’exceptionnel et le quelconque, au sens de quotidien. L’exceptionnel peut être ces images que l’on perd avec les clignements d’œil, c’est le sujet prometteur qui est annoncé dans l’introduction du film. Je cite une phrase du film : en un clin d’œil, sa vie est perdue. Ça n’a pas de rapport avec les images perdues. Il s’agit d’une métaphore connectée au sujet principal, mais c’est la partie quelconque.

Dans une autre strate, la fille maquillée avec le piercing au milieu, raconte des choses qui ne sont pas en rapport avec les images qu’on perd en clignant les yeux.  Il y a un déphasage, un décalage avec ce que nous a promis l’introduction. Par conséquent, j’ai le sentiment qu’en partant d’un sujet exceptionnel, on a réduit ce sujet, en ajoutant ces strates, à un sujet parmi d’autres. J’ai pensé à Warhol en train de filmer un dormeur durant huit heures pour son film Sleep.

J’ai eu des sentiments similaires pour les autres films.

 

Sleep d’Andy Warhol (1964)

 

Z : Tous ces niveaux ne me choquent pas. Un film n’est pas un objet qui doit avoir des contours précis.

 

EN : À partir du moment où tout est écrit à la base et pré-pensé, ça devient un objet très circonscrit qu’on destine à une certaine diffusion.

Dans l’expérimentation, on ne sait pas où l’on va, l’écriture se fait en cours de réalisation.

Ça produit une forme hybride constituée de plusieurs couches. Blinkitty black reflète la manière dont ça a été réalisé. Je suis parti de l’idée de capter les images non vues qui sont, si l’on veut, exceptionnelles effectivement. Mais au fond, elles sont banales, il y a peu de choses à sauver dans ces images du quotidien, parce que elles sont très similaires à l’image qu’on a vu juste avant et à l’image qu’on voit juste après. Conceptuellement, elles sont peut-être exceptionnelles, mais par contre ce qu’elles montrent ne l’est pas. Comment alors rechercher de l’exceptionnel dans l’infraordinaire, c’est toute la quête de la réalisation et du narrateur de l’histoire. Je suis convaincu que, dans un quotidien répétitif, il y a énormément de choses à sauver. Ce rapport entre l’exceptionnel et le banal, entre l’extraordinaire et l’infraordinaire, est effectivement et constamment présent dans le film, y compris au niveau des interviews parce que le scientifique interviewé nous fait part de choses assez extraordinaires quand il nous apprend qu’à chaque fois que l’on cligne des yeux, c’est notre conscience que le cerveau s’arrête, que certaines zones du cerveau s’activent et d’autres s’éteignent. C’est exceptionnel. Si on ne clignait pas des yeux, on ne pourrait pas comprendre le monde, en caricaturant ce qui est dit par le scientifique. Ce petit moment de pause qu’est le clignement des yeux nous fait percevoir le monde et nous permet, via le cerveau, de le comprendre, de l’analyser et de le traiter. Les souvenirs évoqués dans les interviews sont assez banals, une balade avec son chien étant enfant, une personne qui se réveille auprès de sa compagne… des choses très simples et quotidiennes. Pour ce film en particulier, les deux se font écho et se répondre, ce qui n’est pas le cas des autres films. 

 

Blinkitty black

 

GS : Comment on arrête ? On peut faire plus long ou plus court.

 

EN : C’est le texte qui m’a aidé à arrêter et à donner une longueur à ce film, à le construire avec des chapitres, à six mains, puisque j’ai travaillé avec deux monteurs différents. Par contre, au niveau du tournage, ce n’était pas évident de dire à quel moment on s’arrête. J’ai pris deux mois pour filmer mon quotidien, de façon récurrente, pour justement retrouver des moments exceptionnels ou différents qui sortent de la répétition. Ce n’était pas évident d’arrêter. Il y a aussi des contraintes techniques : plus je fais d’image, plus il faut dérusher. Ça prend un temps infini. Il y a aussi un cadre de production.

 

GS : Si tu n’avais pas ces contraintes, tu aurais pu continuer à ajouter des strates, des couches pendant toute une vie.

 

EN : Il y a des choses que je ferais bien sur toute une vie un peu à la Opalka qui se prenait tous les jours en photo devant ses tableaux. Alors que filmer son quotidien, c’est envisageable théoriquement, mais c’est hyper intrusif, surtout avec des lunettes. J’ai balisé les moments à filmer dans le quotidien, ce qui constitue une forme de pré-écriture.

Par exemple, j’aimerais bien travailler, comme dans 1MTH/MIN, sur une compression du temps pendant un an avec une autre technique. Cette proposition artistique ne serait pas un film. 

Quand on travaille sur le temps, il faut percevoir cette temporalité à l’avance au moment du tournage et donc de l’écriture. Le tournage est le premier pas de l’écriture. On crée le matériel qui va servir à écrire le film sur la table de montage ou avec un logiciel d’animation. J’ai besoin de définir cette matière en termes de temporalité.

 

1MTH/MIN

 

GS : Qu’est-ce qui t’intéresse ? Le concept initial ou le travail technologique et l’élaboration des images ?

 

EN : Je ne vais pas choisir : je trouve autant du plaisir dans la recherche d’idées qu’au moment du travail. L’idée en elle-même ne m’intéresse pas tant qu’elle n’est pas développée. J’ai des feuilles remplies de notes avec plein d’idées, mais tant que je ne les ai pas concrétisées, elles n’ont pas de valeur.

L’art conceptuel a eu ses limite à partir du moment il s’est bornée au concept. Une phrase sur un mur blanc dans une galerie, ce n’est pas généreux. Ça va peut-être résonner, mais dans ma pratique, c’est dans la réalisation que je trouve le plus d’intérêt, et pas forcément d’un point de vue technique par contre. Ce n’est pas la technique qui m’intéresse, mais la trajectoire.

 

VG : Dans 1MTH/MIN où le temps est concentré sur 1920 lignes verticales, est-ce que le processus technique pur ne fait pas tout le film ? Et ensuite, il y a un discours plaqué sur le film. Quelle liberté reste-t-il une fois qu’un tel processus est mis en place ? Alors que dans Human walkers in motion ou Blinkitty black, tu donnes une signification aux choses que l’on voit sur un mode narratif et tu ne te contentes pas de les mettre de façon brute.

 

EN : Dans 1MTH/MIN, je peux donner la possibilité à quelqu’un d’autre d’exploiter le concept, mais le résultat ne sera pas du tout le même. Le concept n’est pas le procédé technique, mais la question de compresser le temps à l’extrême. Une fois que l’on a l’outil technique, il y a encore une écriture personnelle et singulière. Parce que le montage, avec, d’abord, ce mouvement vertical des images qui défilent puis horizontal du temps sur l’image et puis les deux en même temps, sur Le sacre du printemps de Stravinski. 

Blinkitty black paraît plus personnel parce qu’il investit mon quotidien, mais c’est un leure parce que l’histoire que j’ai écrite n’est pas la mienne. Même si ça part de mon quotidien parce que je me suis fait le propre cobaye de mon appareillage technique. Aller demander à quelqu’un d’autre de porter des lunettes pendant 3 mois dans son quotidien, c’est hyper intrusif. 

Tous mes films sont tout aussi personnels les uns que les autres.

 

VG : Human walkers in motion évoque le film de Zbigniew Rybczynski, Tango, une fausse narration est beaucoup plus prégnante que dans 1MTH/MIN.

 

 Schéma et esquisse de Zbigniew Rybczynski pourTango (1981)

 

EN : Je suis assez confiant dans  le potentiel narratif de la musique. Il y a déjà une très forte écriture narrative dans Le sacre du printemps de Stravinski ou dans le morceau de Ben Bertrand que j’ai utilisé dans  Wave Width, avec un début, un milieu et une fin et avec un découpage très clair.

 

William Henne : Éthann a réalisé des variations autour 1MTH/MIN, dans le cadre des 24 Heures de l’Animation 2020, à partir des mêmes images, ce sont Les paysages temporels, 5 très courtes capsules assez ludiques de 24 secondes chacune :