ÉCRIRE L'ANIMATION : PIERRE HÉBERT
Georges Sifianos : On peut commencer à parler de la matière première que tu utilises systématiquement c’est-à-dire ces petits signes qui résultent du grattage et qu’on pourrait appeler une proto-écriture. Il renvoie à l’outil, qui gratte, il renvoie au support, la pellicule, et à sa résistance, il renvoie au geste, qui peut être précis ou qui peut déraper, et à la pression exercée. Pourquoi es-tu tombé amoureux de cette manière de faire ?
Pierre Hébert : Tu as très bien décrit de quoi il s’agit. Il y a plusieurs aspects : le caractère graphique des traits gravés sur pellicule m’attire beaucoup. Ce graphisme brut, brutal, imprécis recèle beaucoup d’énergie et de puissance. Le caractère imprécis de ce travail m’intéresse : on travaille nécessairement image par image et, quand ça défile, il n’y a pas de précision absolue dans le placement des dessins d’une image à l’autre. Le fait de percevoir la succession des images distinctes m’a toujours plu. Le caractère physique, le plaisir d’expérimenter la résistance de l’émulsion et d’essayer différents types de grattoirs. Il y a un plaisir indéniable dans le travail et dans le rapport avec les outils et avec la matière.

Le mont Fuji vu d’un train en marche, 2021
GS : D’un film à l’autre, je constate des variations des approches au sein d’une même démarche. Dans Le mont Fuji vu d’un train en marche, le grattage n’est pas exactement pareil. Ce sont des images mentales fugaces qui opèrent dans ce film ?
PH : Ce qui m’a intéressé dans ce film – et c’est une piste que je compte peut-être suivre encore – c’était de gratter en rapport avec des paroles, des mots que je ne comprenais pas. L’idée d’une proto-écriture prend tout son sens. Il s’agissait de trouver des signes pour des mots, pour une parole, enregistrée dans des lieux publics au Japon, que je ne comprenais pas. On peut comparer ça aux efforts de Henri Michaux pour créer des alphabets fictifs en faisant à l’inverse, c’est-à-dire partir d’une expression orale et essayer d’y accoler des signes qui lui correspondent. Les éléments sur lesquels je pouvais m’appuyer n’étaient pas le sens des mots mais la dimension non verbale du langage, c’est-à-dire les intonations et la fluidité. J’ai en réserve des animations pour un film que j’ai commencé avec un locuteur vietnamien.

Le mont Fuji vu d’un train en marche, 2021
Zepe : Ce qui est impressionnant dans ce film, par rapport à d’autres, c’est la manière dont ces signes et ces traits passent d’une situation à l’autre. Chaque scène présente un traitement différent, en constante évolution. Je voyais ces images en prise de vue réelle, intercalées avec le mapping graphique, mais en effet, je ne suivais plus que la narration induite par les traits. Cette cryptographie évolue dans le film de manière justifiée et puissante, dépassant largement tout ce que j’ai pu voir en matière de gravure sur pellicule.
PH : Je suis très content de ton commentaire. J’aime bien l’expression cryptographie, à laquelle je n’avais jamais pensé. Merci de me la suggérer. Je vais l’ajouter à mon vocabulaire. Je ne sais pas comment je suis arrivé à ça mais c’est sûr qu’il y a eu, dans la fabrication du film, une dynamique propre. J’ai dessiné les différents segments de gravure sur pellicule dans l’ordre, l’un après l’autre. Il n’y avait pas de plan pour réussir à faire ce que tu décris.

Le mont Fuji vu d’un train en marche, 2021
Zepe : C’est soit une approche très intuitive, soit le fruit d’une véritable logique. Dans l’interview avec Boris Labbé, la question du chaos est abordée, et il me semble que Pierre Hébert l’exploite plus que tout autre réalisateur. Cette cryptographie aléatoire génère des combinaisons qui échappent à toute forme de composition préétablie, laissant une grande liberté à l’apparition des traits. Il en résulte même des effets de persistance rétinienne, un montage parallèle fondé sur deux partis pris qui évoluent simultanément, comme deux actions au sein d’un même écran.
PH : La première fois que j’ai fait de l’animation gravée sur pellicule en direct, c’était sur un spectacle musical de Jean Derome, pendant lequel j’interrompais la gravure et je lisais des textes. Ce spectacle, d’inspiration orientale, s’intitulait Confiture de Gagaku, fondé sur le Gagaku, une forme de théâtre musical japonais. Un des textes, d’origine chinoise, s’appelait La mort du chaos. Nous avons présenté ces performances tous les jours pendant une semaine et, à la fin, j’ai fait avec les segments improvisés un assemblage de 15 minutes, avec lequel j’ai envisagé de faire un film, sans jamais le terminer, le titre du film était La mort du chaos. Ce thème est apparu dès l’origine dans mes performances.

Pochette du disque Confiture de Gagaku Jean Derome
GS : La mort du chaos devient la démarche, le sujet. Comment comptes-tu ou comment l’as-tu déjà fait dans le passé, tuer le chaos, donc organiser le chaos ?
PH : Avec une pointe. Comme celles-ci.


GS : Je ne parlais pas au plan littéral, je pensais plutôt aux modes d’organisation. En regardant les films, j’ai essayé de répertorier un certain nombre de motifs que tu utilises, ma liste est inachevée bien sûr : la dimension aléatoire, l’aspect répétitif, l’agressivité du scratch, parfois l’accumulation, la vibration, l’évanescence, le parallélisme des traits, les égratignures parfois multiples, parfois superficielles, parfois profondes, l’ajout de la couleur, les cercles, les lignes droites, la présence/absence, le clignotement, le déplacement des traits ou leur fixité… La liste n’est pas clôturée.
PH : La combinaison entre la répétition et le hasard est déterminante. Les dernières performances que j’ai faites et que j’ai dû interrompre pour cause de de maladie, consistait à travailler en gravure sur pellicule en direct avec deux projecteurs qui projetaient en même temps sur le même écran. Les deux images étaient ajustées sur l’écran. Je gravais alternativement sur les deux projecteurs et les deux boucles étaient de longueurs légèrement différentes de sorte que, par les répétitions, l’ajustement entre les deux boucles à chaque fois modifiées changeait à chaque passage. Ce dispositif produisait un résultat incalculable et incontrôlable. Je peux décider de la répartition entre les deux projecteurs du type de traits, et du type de motifs mais impossible de contrôler les rencontre entre les deux flux, le hasard est inévitable.

Berlin – Le passage du temps, installation, 2014
La première fois que j’ai utilisé ce procédé, c’est avec des images en prise de vues réelles tournées à Berlin, l’installation vidéo Berlin, le passage du temps, j’utilisais quatre projecteurs simultanés avec quatre boucles de longueurs différentes. Mon fils a calculé que pour que ces boucles reviennent au diagramme de départ, il faudrait laisser tourner les projecteurs pendant 1000 ans. Pour composer chacune des bandes et arriver à une forme d’organisation, je répartis des éléments thématiques communs sur les différentes bandes qui ont ainsi une probabilité plus grande de se rencontrer et de s’ajuster. Dans Berlin, le passage du temps, j’ai réparti sur chacune des bandes des panoramiques du métro aérien de Berlin dans l’une ou l’autre direction et régulièrement les mêmes mouvements, dans la même direction, se retrouvaient en même temps sur les quatre écrans. Le travail de répartition des éléments thématiques pour produire des compositions qui ne soient pas générées uniquement par le hasard est vertigineux. Malgré cet effort, ça nous échappe continuellement.

Berlin – Le passage du temps, installation, 2014

Berlin – Le passage du temps, installation à la Cinémathèque québécoise, 2014
Le déroulement répétitif est fascinant : une boucle de 45 secondes et une autre de 50 secondes reviennent continuellement mais la composition produite varie en permanence.
Quand Andrea Martignoni et moi avons fait la performance Scratch au Louvre, je n’arrivais pas à trouver une façon de terminer la projection, malgré que les deux boucles soient suffisamment saturées par le grattage, j’étais complètement fasciné en observant le renouvellement des combinaisons entre les deux boucles. J’ai fait plusieurs tentatives et Andrea et moi allions tous deux nous asseoir dans des fauteuils sur la scène à regarder l’écran, laissant nos projecteurs rouler tout seul. Je ne pense pas que le public a bien compris ce qu’on cherchait à faire.


Scratch, performance présentée à l’auditorium du Louvre avec Andrea Martignoni, le 14 octobre 2018
GS : Le lecteur ne connaît pas forcément ton travail et ce que tu décris est l’aboutissement d’une évolution. Peux-tu décrire ta méthode d’improvisation sur la boucle de film que tu grattes jusqu’à ce que le projecteur t’arrache la bande ?
PH : Plusieurs choses se produisent : d’abord l’absence de contrôle à différents niveaux. Je dois graver rapidement parce que je sais que le projecteur va m’arracher la pellicule des mains à un moment ou l’autre et ça met une pression et l’imprécision, l’incertitude d’une image à l’autre est beaucoup plus grande que lors de la gravure sur pellicule en studio. Ensuite pour arriver à remplir la boucle en un temps raisonnable je ne peux pas attendre et choisir la portion de boucle que je vais continuer à graver. Dès que le projecteur m’arrache la pellicule, je dois tout de suite prendre le film où il est rendu et graver, donc je grave un peu partout sur la boucle et ça produit une série de segments distincts, répartis tout du long, que je vais éventuellement raccorder ensemble.
GS : Tu travailles avec une boucle de combien de mètres de pellicules 16 mm ?
PH : En mètre, je l’ignore mais ça fait 50 secondes [NDR : 6 mètres].
GS : C’est une longue boucle de 50 secondes qui passe en permanence dans un projecteur et tu travailles sur la partie libre jusqu’à ce que le projecteur t’arrache la bande et, en même temps, Andrea fait le son à côté de la même manière.

Pierre Hébert et Andrea Martignoni à Area Sismica, Medola, 2009
PH : C’est conceptuellement très serré.
Andrea Martignoni : Ça rend plus compliqué la question du hasard ou de la synchronisation de la partie audio qui peut très bien coller avec une image mais ensuite plus jamais. Le son est créé plus rapidement que ce que fait Pierre évidemment, ce ne doit pas être figuratif.
PH : La boucle de son ajoute un élément de hasard, les trois boucles roulent indépendamment et se combinent de façon imprévisible.
GS : Tu essayes parfois d’introduire une dimension narrative ?
PH : Dans le cadre des performances à deux projecteurs, il n’y a pas vraiment d’élément narratif. Mais les performances réalisées avec le musicien Bob Ostertag comprenait un élément thématique imposé par la matière même que Bob utilisait pour sa musique. Je préparais à l’avance de petits segments d’animation plus narratifs. J’’arrêtais alors à certains moments le projecteur et je collais ces segments dans la boucle.

Colleuse 16 mm
GS : Dans Mais un oiseau ne chantait pas, tu te limites à une durée précise. Selon quels critères cette durée a été fixée ?
PH : Elle est déterminée par la musique de Malcolm Golstein dont je trouve la texture-même de son travail au violon proche de la gravure sur pellicule. Après une performance et une installation vidéo réalisées avec lui, j’ai décidé de faire un film à partir d’une pièce que j’aimais beaucoup, Mais un oiseau ne chantait pas, But one bird sang not.
GS : Je suis effectivement impressionné par l’adéquation sonore et visuelle entre les timbres sonores et les formes gravées.
PH : Dans ce cas-là, j’ai fait quelque chose avec laquelle je ne suis normalement pas en accord, j’ai fait du mickeymousing extrême en partant d’une analyse très précise et très détaillée de la musique à laquelle j’ai ajusté l’animation. J’évite habituellement ce procédé parce que j’estime que le temps ne s’écoule pas de la même façon en musique et en image et que cette façon de contraindre l’image à une organisation musicale précise ne me semble pas juste. Dans ce cas, le caractère même de la musique de Malcolm m’autorisait à le faire, mais c’est un cas particulier.

But one bird sang not, 2018
GS : Dans Le mont Fuji vu d’un train en marche, la voix éraillée de cette chanteuse présente une adéquation similaire avec le grattage.
PH : Dans ce cas-là aussi, j’ai procédé à une analyse du son mais tout n’est pas analysé de la même façon dans le film. Certains passages sont laissés au hasard. Et même si je ne suis pas fondamentalement d’accord avec ce procédé de mise en adéquation, je trouve un certain plaisir à le faire.

Le mont Fuji vu d’un train en marche, 2021
Éthann Néon : Qu’est-ce qui te fait dire que les temps musicaux et visuels, au sein d’un travail audiovisuel, ne sont pas en adéquation et ne s’écoulent pas de la même manière ?
PH : Bien sûr qu’il est possible de les synchroniser mais je trouve par exemple que la valeur de la répétition en musique n’est pas du tout la même que la valeur de la répétition en cinéma. C’est beaucoup plus contraignant et difficile d’utiliser les répétitions au cinéma, alors que c’est naturel en musique.
Éthann Néon : Pourtant la boucle est un procédé courant en animation.
PH : Tout à fait.
EN : La répétition est inhérente au langage animé et de ce point de vue-là l’animation rejoint certaines répétitions musicales, là où ce n’est effectivement pas le cas dans un cinéma en prise de vues réelles. En termes perceptifs, tu distingues les deux de façon très tranchée. Pour ma part, ça dépend très fort d’une œuvre à une autre.
PH : Ça remonte à très loin, quand j’ai commencé au début des années 60, j’étais intéressé par l’idée de musique visuelle avec laquelle j’ai finalement rompu. J’avais essayé d’animer une valse uniquement avec les images et j’avais beau essayer de répartir les accents sur le plan visuel, ça ne donnait jamais la sensation d’une valse telle que jouée par un musicien. J’en suis alors arrivé à l’idée que la valeur du déroulement du temps en animation, et la possibilité de répartir des accents et de créer un certain effet, était radicalement différente de la musique. J’ignore si, à partir de cette expérimentation, cette conclusion est probante mais, par la suite, ce fut déterminant en ce qui me concerne, c’est une idée qui a tout le temps été présente dans mon travail. J’ai cependant éprouvé beaucoup de plaisir à synchroniser des images et du son à l’occasion, comme dans Mais un oiseau ne chantait pas, alors ce que je dis vaut ce que ça vaut, ce n’est pas nécessairement la vérité.

Op Hop – Hop op, 1966
Pour le film Le métro, j’ai pris une photographie d’un homme et de son enfant dans le métro et je me suis questionné sur la question du regard. Comment animer un regard immobile et avoir la sensation de ce regard ? Alors j’ai répété cette image de l’homme et de son enfant sur un certain nombre de cadres et j’ai appliqué sur cette série de dessins une formule que j’ai appelée cycle décalé. J’imprimais sur la truca [machine qui permet d’obtenir des effets en laboratoire] l’image de 1 à 10, ensuite de 2 à 11, ensuite de 3 à 12, ensuite de 4 à 13 et cetera, en me disant que ça pourrait créer un mélange d’ordre et de désordre qu’il peut y avoir dans un regard. Ce n’était pas vraiment probant en ce qui concerne le regard, mais la répétition décalée qui créait une double structure rythmique m’a beaucoup intéressé. Le point de rupture entre la séquence de 1 à 10 puis de 2 à 11 était très marqué. Cela générait une première structure rythmique sur une base de dix. Par ailleurs, la récurrence de chacune des images qui composaient la série était plus courte, d’une image, moins longue (9) que la temporalité créée par la rupture de la reprise de la boucle. Un rythme de neuf opposé à un rythme de dix. C’est cette structure rythmique décalée qui a servi de base à la première version du logiciel de spectacle que Bob Ostertag a créé pour moi. Au bout du compte, c’est aussi de là qu’est venu l’idée de mettre en rapport l’une avec l’autre des boucles de longueurs différentes dans mes installations vidéo et dans mes performances à deux projecteurs.


Chants et danses du monde inanimé – Le métro, 1985
Quand mon collègue Bob Ostertag a programmé mon logiciel de traitement des images, il l’a dérivé de son propre logiciel de sampling numérique dans lequel il y avait un système de boucle très développé et très complexe. L’utilisation du numérique a démultiplié les possibilités de créer différents types de boucles, de changer facilement les points de départ et les points d’arrivée des boucles et de créer ainsi des variations très subtiles. J’ai dès lors fortement développé les expérimentations sur les boucles, ce qui m’a éventuellement conduit à l’idée des performances à deux projecteurs.


Special forces, performance de Bob Ostertag et Pierre Hébert à Roulette, New York, 27 mars 2008
GS : En même temps, avec le numérique, la sensualité de la matière de la pellicule disparaît.
PH : Oui, ça a été un drame dans ma vie quand Bob a créé ce logiciel. Ça supposait que les images gravées sur pellicule devaient être captées avec une caméra, ce qui était impossible ou très laborieux. J’ai fait quelques tentatives de numérisation des images gravées sur pellicule mais il n’y avait pas moyen de les numériser assez rapidement pour s’insérer dans ce processus où la rapidité d’exécution était essentielle. J’ai cru que je venais d’abandonner la gravure sur pellicule. J’ai dû nécessairement passer à l’animation d’objets, à la peinture sur verre pour alimenter le processus et répondre à la pression de ces performances. Au départ, il n’y a aucune image et l’accumulation des images, la vitesse de l’accumulation des images est un élément important. Mais il faut en plus gérer la composition de ces images au moyen du logiciel et changer continuellement les paramètres de traitement des images, la longueur des boucles, les couleurs et les superpositions. J’étais déchiré entre les deux : faire des images le plus rapidement possible et d’autre part intervenir sur l’ordinateur pour les organiser. C’est semblable à la pression créée dans les performances de gravure sur pellicule en direct avec un projecteur. Pour la peinture sur verre, j’ai cherché des outils, des pinceaux ou des objets, trop gros pour la surface sur laquelle je travaillais pour tenter de retrouver la force graphique de la gravure sur pellicule. Mon fils, qui est programmateur, a revu et transformé le logiciel de Bob pour l’utiliser avec un téléphone et une tablette et contrôler les fonctions de l’ordinateur, ce qui était beaucoup plus direct que de recourir au clavier de l’ordi. Après plusieurs années de performances avec l’outil numérique, j’ai essayé de réintroduire des images gravées et je me suis rendu compte que j’avais perdu le lien physique avec cette pratique et il a fallu des années avant que je ne le retrouve. Ce qui s’est produit Andrea et moi avons commencé les performances, d’abord appelées Digital scratch, au cours desquelles je faisais simultanément le travail numérique et le travail de gravure sur pellicule. Au début je me suis rendu compte que j’avais perdu mon habileté mais en faisant le spectacle inspiré de Blinkity blank de Norman McLaren en 2015, à la cinémathèque québécoise, j’ai eu l’impression de retrouver le lien.


Digital Scratch à Poznan avec Andrea Martignoni le 14 juillet 2012

Ballade sur Blinkity Blank, 2014
AM : J’ai récemment préparé une masterclass autour du travail réalisé avec Blu et autour de celui réalisé avec Pierre. En visionnant son site qui reprend 60 ans de carrière, la collaboration entre nous ne représente que 10 %.
PH : La connaissance d’Andrea sur mon travail est exceptionnelle. Je me rappelle d’une masterclass en Sicile où Andrea traduisait mes propos en italien à l’intention des étudiants et je me rendais compte qu’il ajoutait une quantité d’informations qui anticipaient ce que j’allais dire, au moment de la traduction !
EN : Tu disais que le passage au numérique, au niveau de la performance, avait changé ta façon de travailler en direct mais dans les films réalisés avec de la vidéo, que ça soit La statue de Robert E. Lee à Charlottesville ou Le mont Fuji vu d’un train en marche, il y a un autre type d’écriture par rapport au grattage sur pellicule, avec une forme de rotoscopie et un détourage des formes.
PH : J’avais déjà détouré des formes en grattant un interpositif tiré d’un tournage en prise de vues réelles, comme au début de mon long métrage La plante humaine. C’était un peu laborieux parce que la gravure sur l’interpositif produit des copeaux d’émulsion et, même en nettoyant l’interpositif avant de développer un nouveau négatif, il restait des résidus d’émulsion sur le film et le résultat n’était pas net, auquel s’ajoute la détérioration de l’image du fait de passer du négatif original à l’interpositif puis à un nouveau négatif. En tournant en numérique pour la série Lieux et monuments, j’ai rapidement fait l’acquisition d’une tablette Cintiq qui permet beaucoup de précision sans perte de qualité. Le détourage en blanc à toutes les deux images se rapproche d’une dynamique de gravure sur pellicule.

La plante humaine, 1996
EN : Ce n’est pas vraiment de la rotoscopie dans le sens où généralement la rotoscopie ne laisse pas apparaître le médium original et produit une nouvelle image. Le détourage te donne la possibilité de capter notre regard sur un élément en particulier.
PH : Ça s’insère dans un contexte plus complexe. La plupart des tournages de la série Lieux et monuments se sont déroulés en caméra fixe, sur trépied, dans le but d’altérer l’image réelle elle-même, il y a un remontage temporel des événements qui se produisent dans l’image, comme une sorte de puzzle, en découpant l’image réelle en différente sections que je pouvais recomposer et changer les événements de place. Le détourage s’insère dans un processus d’intervention sur le tournage en prise de vues réelles dans le but de le reconfigurer, de le re-chorégraphier.

La plante humaine, 1996
GS : Dans Le mont Fuji vu d’un train en marche, la présence du réalisateur est affirmée, il sélectionne et il prélève avec la subjectivité de son regard. Toutes les figures ne sont pas cernées. Ce pourrait être une contestation de la représentation photographique qui est rectifiée, ou ce pourrait être un mariage des résonances et de vibration de différents modes de figuration, ou ce pourrait tout simplement être un ressenti pour lequel il ne faut pas chercher d’explications, ou ce contour vibrant pourrait procéder d’un déboulonnage des individus comme dans La statue de Robert E. Lee à Charlottesville qui traite du sujet du déboulonnage. Le spectateur peut formuler une quantité d’interprétations. Quelle est ta part de conscientisation de ces enjeux ?
PH : C’est un peu tout ça effectivement, tu devines les idées qui sont dans ma tête. Les hypothèses que tu as formulées sont très justes.
AM : Au milieu de ta carrière, dans les années 70-80, tu intervenais sur des films documentaires d’autres réalisateurs et la série de Lieux et monuments renoue avec ça.
PH : Oui effectivement, j’ai collaboré avec plusieurs réalisateurs pour intervenir sur leurs films sur leurs images, en particulier les films de Fernand Bélanger, ce qui a notamment donné Love addict, tiré d’un de ses films.


Love Addict (Offenbach), avec Fernand Bélanger, 1985
AM : Dans ces collaborations, s’agit-il de souligner ou d’effacer quelque chose ?
PH : Dans le cas des films de Fernand, l’idée était de superposer un deuxième discours à son montage. je choisissais des éléments thématiques qui allaient dans le sens du film mais je les réorganisais. Les interventions ponctuelles étaient réparties régulièrement sur la durée du film et créaient une continuité comme si deux films qui étaient projetés en même temps, dont l’un était un commentaire de l’autre.
En 2021, un colloque a été organisé à Paris autour l’œuvre de Robert Lapoujade, peintre et cinéaste expérimental du début des années 60 qui a travaillé au service de la recherche de l’ORTF. Un de ses films m’avait beaucoup impressionné à l’époque : Prison. Pour préparer ce colloque, Pascal Vimenet m’a demandé si je voulais faire quelque chose en rapport avec Lapoujade. J’ai réalisé un film qui s’appelle Palimpseste sur Prison de Robert Lapoujade, à savoir le film de Lapoujade au complet et un film-commentaire qui s’ajoute sans oblitérer le film de Lapoujade.

Palimpseste sur Prison de Robert Lapoujade, 2021
GS : Tu es aussi un théoricien de l’animation. Dans quelle mesure les deux activités interagissent ou non ?
PH : Je me suis souvent demandé ce que je cherchais à faire en écrivant. Les deux activités sont en tension. Le premier objectif consiste à comprendre ce que j’ai fait, un commentaire sur le travail précédent, tout en essayant d’être ouvert et de définir ce que je devrais faire ensuite. Une tension entre le passé et l’avenir, jamais l’un ou l’autre, en sachant que je n’arriverai pas à complètement expliquer ce que j’ai fait ni à concevoir un plan que je vais suivre. De ce point de vue, je me mets à distance avec le travail de création, parce que, quand j’entreprends un nouveau projet, je ne fais jamais exactement ce que j’ai pu élaborer en écrivant. Ça prend toujours une direction différente. C’est une activité capitale, essentielle pour moi.

L’ange et l’automate, Les 400 coups, 1999

Corps, langage, technologie, Les 400 coups, 2006
GS : Entre une performance, un court métrage et un long métrage, les modes de fonctionnement ne sont forcément pas les mêmes. Comment as-tu préparé Le mont Fuji vu d’un train en marche ? Quelle était la part d’improvisation ? Parce que c’est une production avec un voyage à planifier, avec une équipe, pour aboutir à un résultat que tu ne connaissais pas à l’avance.
PH : Non en effet, il n’y a pas eu de scénario.
Il n’y avait pas d’équipe avec moi. C’était une production sans budget. J’avais obtenu une bourse pour ce stage de calligraphie au Japon qui couvrait les frais.
Contrairement à Mais un oiseau ne chantait pas qui est déterminé par une durée fixe, la matière était constituée de toutes les expériences vécues pendant les deux mois passés au Japon, qui incluent des déplacements et des tournages à différents endroits, dont Nagasaki, des ateliers avec le danseur Teita Iwabuchi, la performance faite à l’école d’animation de Koji Yamamura et les cours de de calligraphie.
GS : Tu étais au Japon au début pour une autre raison et ensuite tu as eu l’idée de réunir ce matériau. Tu as effectué le grattage sur les images au retour ?
PH : Oui. J’utilisais un enregistreur zoom ou un Iphone sans préoccupation pour la qualité des images et des sons. L’important était de ramasser des traces de cette expérience avec lesquelles j’espérais faire quelque chose.
Je tournais des images en pensant que ça pouvait devenir un film, comme, par exemple, le plan fixe de la grande place à Nagasaki, que je pensais inclure dans la série Lieux et monuments.
Ensuite en attendant dans le café de la gare de Mishima, j’ai été frappé par les différentes couches sonores, les voisins qui jasaient, les serveuses au loin, la musique d’ambiance, et le grondement des trains Shinkansen qui passaient toutes les quelques minutes, et j’ai décidé d’enregistrer tout ça dans l’idée de faire de l’animation à partir de ces éléments. Dès mon retour, c’est la première séquence que j’ai animée et qui consistait à trouver des signes pour des paroles dont je ne comprenais pas le sens.
Dans la suite du voyage, j’ai continué à enregistrer des sons en espérant que ça puisse servir, comme les prières et les sons de tambours dans des temples, la nuit du Nouvel An.
J’ai constitué rapidement un ensemble, non pas déterminé par un scénario ou par une planification précise, mais par un équilibre en termes de durée.

Le mont Fuji vu d’un train en marche, à Nagasaki, 2021
GS : On peut imaginer que tu as à présent plein de documents collectés et inutilisés.
PH : Tout-à-fait, notamment au Vietnam. Et d’un peu partout dans le monde. Lorsque Bob Ostertag et moi faisions des performances sur tous les continents, j’ai rapidement commencé à accumuler du matériel, surtout du tournage réel, et du son aussi .J’ai donc en réserve un catalogue assez important de tournages qui viennent d’un peu partout.
GS : Comment circulent tes films, qui ne sont pas ordinaires ou à gros budget ?
PH : Tous les films produits par l’Office National du Film du Canada sont sa propriété et sont distribués par l’ONF.
Après avoir quitté l’ONF fin 1999, j’ai rapidement été en contact avec un centre d’artistes vidéo de Montréal qui s’appelle Vidéographe, qui fait de la distribution et qui était auparavant spécialisé dans l’art vidéo mais qui a commencé à distribuer des films comme les miens. Ce n’est pas une distribution massive mais une distribution occasionnelle. Je constitue régulièrement des programmes de mes films, en particulier ceux de la série Lieux et monuments.
Précisons que, quand j’ai commencé à faire des performances, un des objectifs était de d’avoir un rapport plus direct avec le public. La diffusion des films dans les salles de cinéma est impersonnelle et les spectateurs, de toute évidence, ne venaient pas pour voir le court métrage mais plutôt le long métrage qu’il accompagnait. J’étais assez déçu par cette forme de distribution. Le contact direct avec le public crée un contexte sur lequel j’ai un certain contrôle contrairement à la diffusion des courts métrages en première partie de longs métrages dans les salles commerciales.

Scratch, performance présentée à l’auditorium du Louvre, le 14 octobre 2018
GS : McLaren disait qu’il était devenu animateur parce qu’il aimait danser mais il était assez timide. En ce qui te concerne, tu aimes la pression d’être sur scène, avec cette tension induite par le fait que le dispositif t’arrache le morceau de pellicule. Te sens-tu davantage dans la peau d’un comédien plutôt que d’un cinéaste ?
PH : Peut-être oui, en particulier, les performances mixtes numérique et gravure sur pellicule, réalisées avec Andrea, ont renforcé cela parce qu’elles m’imposaient de me déplacer d’un poste de travail à l’autre au cours de la performance. Ce qui constitue un élément de spectacle pour le public qui me voyait courir toutes les cinq minutes de l’ordinateur au projecteur et vice versa.
Il y avait aussi le risque que la pellicule ne casse ou ne s’emmêle, ce côté apparemment périlleux de la gravure sur pellicule en direct relevait d’une performance presque circassienne, raison pour laquelle j’ai toujours insisté pour être devant ou au milieu de la salle, surtout pas derrière, de sorte que les spectateurs puisse me voir autant que l’image projetée. En l’occurrence, Len Lye avait décrit son travail sur Free radicals comme une danse.
GS : Un de mes étudiants a fait un mémoire et a examiné Free radicals image par image (Denis Rousseau, 2004). Il a repéré l’existence de petits points quasi invisibles, depuis lesquels il a tiré des lignes. Il a démontré qu’il y avait un répertoire de signes que Len Lye répétait en les faisant tourner. Len Lye a donc créé une mythologie sur le fait qu’il dansait…

Free radicals de Len Lye
PH : Certains témoignages de personnes qui le voyaient animer ont rapproché cela d’une danse, en lien avec son idée de synesthésie, du sens intérieur du mouvement dont il parlait au cours d’une entrevue que j’ai eue avec lui à Montréal au début des années 60.
Dans ses animations, les formes tournent de façon contrôlée, ce n’est probablement pas uniquement laissé au hasard. J’aime bien quand même l’idée que c’était une danse et que les signes sur l’image étaient le résultat non seulement du mouvement de sa main mais du mouvement de tout son corps. D’où l’idée de la danse.
GS : Il agit en danseur mais pas uniquement en improvisateur, il codifie au préalable.
Vincent Gilot : Dans ton travail, le grattage sur pellicule est très libre avec une série de petits signes disséminés sur l’image alors qu’on a l’habitude de grandes verticales, comme des rideaux qui se croisent. Quand il y a des lignes, elles sont chez toi plutôt horizontales que verticales. McLaren avait fait construire un prisme qui lui permettait de projeter l’image d’avant et de pouvoir faire des dessins sur pellicule avec les dessins d’avant. Est-ce un choix, dans ton travail, que les images soient distinctes et sans connexion avec l’image d’avant et l’image d’après ?
PH : Dans mon premier film, Histoire grise ou Histoire verte selon l’époque à laquelle on se réfère, j’avais tracé comme McLaren de grandes lignes verticales et je m’en suis assez rapidement éloigné parce que je voulais que ce soit vraiment de l’animation image par image et que chaque image soit très distincte des précédentes ou des suivantes. Ça procède cependant d’une idée qui provient de McLaren dans la série de films didactiques qu’il a réalisés sur le mouvement animé vers la fin de sa vie. Il y évoque la mémoire musculaire, c’est-à-dire la possibilité de se souvenir du mouvement exécuté pour dessiner l’image précédente par la mémoire du bras et de la main qui se souviennent du geste précédent. Ce qui n’est pas éloigné de l’idée de synesthésie de Len Lye. Cette idée m’a beaucoup habité et m’a amené à exercer à la fois mon œil et ma main pour tenter de maîtriser la séquence d’images.

Histoire grise ou Histoire verte, 1962 & 2005
Dans Souvenir de guerre, j’utilisais des calques pour placer des points sur la pellicule. Je dessinais des bandes de film sur papier, je les photocopiais, je les découpais, je plaçais le film sous ces papiers, je l’alignais avec le film dessiné et ça permettait d’inscrire des points sur le papier et de les reporter sur le film lui-même. Ça a produit l’animation très narrative, pas du tout abstraite, de Souvenir de guerre. J’ai utilisé cette technique dans plusieurs autres films de cette époque. Mais je l’ai abandonnée parce que ça tuait la spontanéité et la force graphique des traits gravés. Cette constatation m’a amené à la performance où, en me plaçant dans une situation dangereuse et sous pression, je développais une forme de précision qui ne dépendait pas de moyens extérieurs – comme le fait de reporter des points sur le film – mais qui tenait essentiellement à la mémoire de mes yeux, de mes mains, et de mes bras, du geste précédent et à la capacité spontanée de juger de l’endroit dans le cadre noir où j’avais dessiné l’image précédente. Ça a été une décision radicale d’abandonner toute forme de méthode de repérage artificiel.

Souvenirs de guerre, 1982
VG : Cette radicalité va jusqu’au point de ne jamais repasser le film pour corriger ce qui a été gravé ?
PH : En effet, je ne corrige pas. C’est ce qui m’a amené à faire une formation en calligraphie. Ce qui est commun à la gravure sur pellicule et à la calligraphie, c’est qu’on ne corrige jamais, ce qui est tracé est tracé. Je peux jeter la feuille de papier ou le bout de film mais je ne corrige pas.






Scratches of Life: The Art of Pierre Hébert de Loïc Darses, 2024
GS : La calligraphie japonaise t’a-t-elle inspiré formellement ?
PH : Je n’ai pas été influencé directement par le type de trait de la calligraphie, avec ses pleins et ses déliés. Je me suis beaucoup rapproché de l’œuvre de Henri Michaux qui lui-même se référait à la calligraphie sur le plan conceptuel, comme dans son livre Mouvements, où il procédait par signes. Son œuvre était déjà importante pour moi mais ça l’est encore plus devenu après cette expérience.
Après la performance de gravure sur pellicule en direct à Tokyo dans l’école de Koji Yamamura, ma femme m’a dit qu’elle avait vu ce jour-là une influence du travail de calligraphie.

Mouvements de Henri Michaux, Gallimard, 1952
GS : Tu dessines autrement avec des crayons de couleur dans ton livre de portraits, qui pourrait amener ton travail ailleurs.
PH : Une des pistes de travail que j’ai explorées récemment, c’est, dans l’animation gravée sur pellicule, de procéder par arrêt sur image. Ça montre des choses qu’on ne peut pas voir dans le défilement des images. Je fais un dessin sur l’image arrêtée, un dessin calqué sur cette image, c’est comme faire deux pliages successifs de l’image : un premier pliage en arrêtant la gravure sur pellicule et un deuxième en la reportant sur un dessin dessiné avec d’autres moyens.
GS : Tu utilises ce procédé dans Le mont Fuji vu d’un train en marche, avec des arrêts sur image sur des pictogrammes gravés et d’autres gravures qui évoluent au-dessus.
PH : Effectivement j’ai commencé dans ce film-là.
GS : Tu m’as dit que quelque part le grattage sur pellicule venait de ton intérêt jadis pour l’archéologie et de les excavations…
PH : Effectivement, c’est le même geste de gratter pour découvrir quelque chose de dissimulé. J’aime à penser que ça a été un point de départ important. Et l’influence de McLaren et de Len Lye, qui finalement a été plus déterminante, s’est greffée à ce fantasme initial de la fouille archéologique. D’où une double référence à la calligraphie et aux peintures pariétales, qui s’est maintenue dans mon travail jusqu’à aujourd’hui. Double référence que j’ai trouvé également chez Henri Michaux qui a constitué, avec le cours des années, une autre influence de plus en plus prégnante. Même s’il n’était pas un animateur, il a néanmoins fait beaucoup de dessins en série, comme dans son livre Mouvement. Je me suis beaucoup questionné sur ce qui liait ces dessins successifs qui furent finalement une invitation à explorer la discontinuité et de miser sur une forme de succession qui ne s’exprime pas nécessairement en termes de mouvements explicites et perceptibles. «Mouvements à la place d’autres mouvements qu’on ne peut montrer mais qui habitent l’esprit» comme l’écrit Michaux.